A la faveur d’une collaboration avec VitrA, la salle de bains entre dans l’univers de Tom Dixon. Et inversement. Car, aussi disruptive soit-elle, Liquid se nourrit des créations du designer britannique qui, tenant à « réaliser un ensemble complet », n’en avait jamais conçu auparavant. Points d’eau et cuvettes, mobilier et robinetterie, accessoires et carrelage forment un écosystème qui fait l’éloge de la rondeur, à contre-pied de ce qui fait consensus ailleurs.
Celui qui fut organisateur de soirées et bassiste dans les années 1980 avant de mettre en musique nos intérieurs n’entend pas sacrifier sa différence aux diktats de la tendance [1] : « Je conçois pour la longévité, et je veux quelque chose qui soit anti-mode. » « Contemporaine sans être du moment », voilà comment, ajoutant une corde à sa guitare, Tom Dixon définit sa toute première collection de salle de bains, conçue pour VitrA.
Du soudage à la flamme… du design
Autodidacte [2], il avoue sans ambages que c’est lorsqu’il a « appris à souder qu’un tout nouvel univers de possibilités s’est ouvert à [lui] ». Récupérant des morceaux de métal dans les déchetteries des docks londoniens, il commence à « transformer du fer en or ». Dans l’Angleterre de Margaret Thatcher, bien avant l’upcycling, l’alchimie de la fusion fonctionne : les rebuts de fer, de cuivre et de chrome assemblés deviendront des pièces de musée. Ses liens avec la scène underground et le monde de la nuit lui permettent de mettre en lumière les prémices de son travail avant-gardiste. Des figures comme le photographe Mario Testino ou le styliste Patrick Cox (qui gravite autour de Vivienne Westwood, l’icône punk de la mode), acquièrent ses « sauvetages créatifs » [3] qui, fondés sur la tradition artisanale du métallurgiste, lancent sa carrière de designer. De ces années-là, il concède, aussi honnête que pragmatique : « Si je n’avais pas vendu, je pense que je n’aurais jamais fait ce métier. J’ai toujours considéré que le commerce était une façon de valider les idées. » [4]
Editée par Cappellini depuis 1991, la S-Chair (ci-contre) devient la clé vers la reconnaissance internationale et un succès qui ne faiblit pas, trente ans après. Sa silhouette serpentine, en porte-à-faux sur une « base en fonte inspirée d’un volant », intègre de prestigieuses collections (MoMA de New York, Victoria and Albert Museum de Londres, Triennale de Milan, Centre Georges Pompidou…), bientôt suivie d’autres créations de luminaires et de mobilier, multi-récompensées [5].
Matrix-matrice
Réunissant tous les métiers de l’ensemblier VitrA, Liquid tisse des liens étroits avec l’univers de celui que l’on surnomme parfois le Starck anglais. S’il fait référence à la fluidité de l’eau, le nom de cette collection n’est pas sans rappeler le métal en fusion que Tom Dixon n’a eu de cesse de (re)manier. L’idée s’impose à la vision du film de promotion en ligne sur YouTube : dans une mise en scène à la Matrix où les objets passent de l’autre côté du miroir, la matière-matrice prend l’apparence de bulles de chrome, malléables comme du mercure, qui font écho à celles des suspensions Melt (ci-contre), en apesanteur tels des ballons gonflés à l’hélium. Ce jeu de formation/déformation de la sphère se poursuit à l’écran avant qu’une vasque n’émerge d’une coulée de barbotine. Selon le designer, le mot Liquid « dit aussi la façon dont la céramique est fabriquée […] : la matière première se présente sous la forme d’une substance liquide crémeuse puis est versée dans le moule. » [6] A sa manière, la liquéfaction des deux matières nourrissant Liquid, le métal et la céramique, permet ici de les dissoudre symboliquement dans un même corps, celui de la salle de bains.
Les lipides de Liquid
Fasciné par ce matériau durable et « la manière dont un peu de terre grise et grasse peut se transformer en quelque chose de si blanc, propre et brillant », Tom Dixon surprend par la mise en volume, sculpturale, des pièces sanitaires, déclinées en blanc. A l’inverse de l’amaigrissement de la céramique depuis ISH 2017, Liquid adopte des formes généreuses, marquées par un ample arrondi, parce que « la dernière chose que vous voulez dans la salle de bains, ce sont des bords durs. » [6]
Invitant à une expérience tactile, ces lignes grasses et souples qui sont faciles à nettoyer et font jouer la lumière possèdent une sensibilité pop. Et si, évoquant le mouvement culturel phare des années 1960, Dixon cite volontiers l’œuvre de Claes Oldenburg, l’un des chefs de file du Pop Art, c’est sans doute pour ses sculptures « réalisées avec des matériaux souples ou mous tels que mousse ou tissu rempli de kapok » [7] comme les Soft Toilet ou Soft Washstand. Dans ce registre populaire, le chantre du « minimalisme expressif » revendique également une esthétique ludique, empruntée à la bande-dessinée.
Des ronds dans l’eau
Les contours charnels qui ourlent les points d’eau (ou l’ovale des miroirs, le plan de toilette et la courbure des cuvettes…) sont à rapprocher par exemple du dossier de sa Fat Chair (ci-contre), dont le tube en mousse courbé, au confort enveloppant, est le signe graphique fort.
Suivant le fil conducteur de la rondeur, Dixon a dessiné une assise mobile, chose rare dans la salle de bains. Libéré de la contrainte murale, cet élément figure une sorte de bobine, dont les renflements se diffusent en écho dans toute la pièce. Comme l’impact de la larme d’eau qui, tel un diapason, propage des ronds à la surface de l’eau, la circularité donne partout le ton.
Un traitement par ondes de choc
Reproduisant le mouvement du point source, ces vagues s’étendent jusqu’aux micro-reliefs du revêtement mural (format 20 x 20 cm). Hormis une version unie, la surface des carreaux Liquid est parcourue d’ondes qui, droites ou en arc, se prêtent à d’infinies variations en suivant un panel de grilles de calepinage. Cette géométrie fluide évoque les lignes de l’Hydro Chair [8] ou encore le verre nervuré de l’applique et de la suspension Press (ci-dessous). Une même texture cannelée est disponible en façade du sous-vasque, jusqu’alors employée surtout pour les parois walk-in, chez certains spécialistes de la douche.
Le volume de la goutte
Suivant ce principe de déclinaison de l’eau et de la matière sous toutes ses formes, d’autres carreaux de la collection Liquid sont parsemés de gouttes à peine perceptibles, qui sont en quelque sorte l’impression en négatif des trous de la tôle ajourée proposée en alternative néo-industrielle au verre strié. Ces petits points miniaturisent un détail qui contribue à singulariser le point d’eau : un cache-bonde non pas plat mais replet, surmonté d’un globe de métal, anime de manière inédite le fond de la cuve, et permet à Dixon d’arracher à la banalité un objet peu considéré d’ordinaire. Un procédé voisin des ampoules à couronne de laiton qu’il associe à ses appliques murales en pierre de sa gamme Stone (ci-contre)…
Contemporaine sans être du moment
Convaincu qu’il faut s’appuyer sur le passé pour avancer, Tom Dixon fait également référence au « sentiment de permanence dans les salles de bains victoriennes, avec leurs gros robinets épais et leurs gros tubes », des archétypes qui ont résisté à l’épreuve du temps dont il livre sa version, modernisée. Une manière selon lui de rendre hommage à « une esthétique étroitement liée à toute une tradition d’ingénierie britannique, qui a influencé le développement de la salle de bains. »
Des ballons de laiton
Dans ce laboratoire inventif, la robinetterie adopte aussi les codes du pop art, ce qui se traduit par de grosses tubulures (à l’instar du Watertube de Treemme ou Pop de Zazzeri). Dixon, qui a fait le vœu « que la collection ressemble à un croquis d’enfant d’un lavabo ou d’un robinet […] affichant une logique claire et une simplicité dans l’apparence et l’utilisation », va plus loin. Au lavabo comme sous la douche, des manettes coniques induisent une fonctionnalité intuitive. Une figure que l’on retrouve dans la suspension Press (ci-contre), dont « la forme rappelle les bouées de navigation et les jouets d’enfants ». Pourquoi faire compliquer quand on peut faire simple alors qu’il suffit de « donner à un bec une forme de bec, donner à un bouton une forme de bouton » ? En PVD chromé ou noir brillant (existe aussi en acier inox), finitions miroitantes qui magnifient les volumes, la robinetterie assume un air familier avec les œuvres de Jeff Koons, à commencer par son Balloon Dog, référence qui nous fait aussi immanquablement penser à l’iconique I balocchi de Fantini (1978).
Liquid se distingue dans la douche. Aimantée, la douchette tubulaire se connecte sous l’un des boutons de commande de la colonne, qui se divise en deux branches selon un design en arche (décliné aussi sur un mitigeur deux trous, dans une construction aérienne). Cette jonction suivant le principe des sculptures en ballon est sans équivalent sur le marché.
Un Tout pour le client
Composée d’une centaine d’éléments (à l’exception d’une baignoire), Liquid intègre des accessoires coordonnés (tablettes, distributeur de savon, crochet…), jusqu’à la plaque de déclenchement des WC, dont l’un des boutons reprend le motif de la demi-sphère. Tom Dixon justifie cette vision globale par son expérience d’architecte d’intérieur [9] confronté à la complexité d’un projet salle de bains : « Le plombier peut influencer votre choix de toilettes. Vous allez dans un magasin de carrelage pour le carrelage. Les accessoires, comme la brosse de toilette et le porte-savon que vous trouverez probablement ailleurs. Le miroir peut provenir d’un grand magasin, et tous les métiers arrivent à des moments différents. Et cela semble fantastiquement inélégant. » [6]
Dévoilée en septembre 2021 lors du London Design Festival, la collection Liquid de VitrA x Tom Dixon a été présentée en France pour la première fois lors de la cession de mars 2022 du salon Maison&Objet, où il fut élu Créateur de l’année 2014.
Depuis son lancement, Liquid a reçu plusieurs prix, dont deux prestigieux Red Dot Design Award : pour les carreaux de céramique d’abord, puis l’ensemble des produits de salle de bains.
[1] Son groupe, Funkapolitan, a par exemple assuré la première partie des Clash et de Simple Minds.
[2] Bien qu’il fût, un bref temps, inscrit au Chelsea College of Art and Design.
[3] Du 13 janvier au 12 février 2022, la galerie Friedman Benda de New York présente « Accidents Will Happen : Creative Salvage, 1981-1991 ». L’exposition, organisée par Gareth Williams, rassemble des œuvres phares de Tom Dixon, qui a explosé dans le Londres des années 1980.
[4] Tom Dixon, l’inclassable, article de Marion Vignal, publié le 23/01/2014 dans Côté Maison.
[5] En 2006, Tom Dixon a notamment été désigné « Designer of the Year » par l’International Association of Designers (IAD).
[6] Five minutes with… Tom Dixon, interview réalisée par David Taylor, publiée le 12/10/21 par New London Architecture (NLA).
[7] Claes Oldenburg et le banal soft, de Sylvie Coëllier, in Les fictions du réel dans le monde anglo-américain de 1960 à 1980, collection Graat, aux Presses universitaires François-Rabelais, 1988.
[8] L’Hydro Chair est une chaise en aluminium dont le nom n’est pas aussi strictement « aqueux » qu’il en a l’air puisqu’il s’agit d’une édition limitée en collaboration avec Hydro, groupe norvégien qui est l’un des leaders mondiaux de la production, de la fabrication et du recyclage de produits en aluminium.
[9] En parallèle de sa marque éponyme, créée en 2002 (et représentée dans plus de 90 pays) pour éditer ses créations, celui qui fut directeur artistique de Conran Shop de 1998 à 2008 a lancé son Design Research Studio. Depuis 2007, cette entité s’attache à l’architecture intérieure (hôtellerie, habitat, aménagement de bateaux, conception de boutiques de luxe….