Le long de Kōshū Kaidō – axe routier traversant Tokyo d’ouest en est, et dont la ligne de métro Keio suit le tracé –, cinq toilettes publiques achèvent la couverture de la mégapole souhaitée par The Tokyo Toilet, et tout particulièrement de l’arrondissement de Shibuya. Plus au nord que les autres édicules qui composent ce maillage de commodités rimant avec modernité, elles incarnent le nec plus ultra en matière d’hygiène.
La maintenance et l’entretien sont une composante à part entière du projet The Tokyo Toilet (TTT), l’hygiène étant une question essentielle dans un pays réputé pour être l’un des plus propres au monde. Aussi surprenant que cela puisse nous paraître, habitués au pire plus souvent qu’au meilleur, les japonais ont un acronyme pour exprimer les écueils communément reprochés à leurs WC publics : les « 4 K », pour kusai (malodorant), kurai (sombre), kowai (effrayant) et kitanai (sale). Des obstacles à leur fréquentation auxquels s’attaquent justement ces architectures, pensées pour faire du passage aux toilettes une expérience positive. Et qui privilégient, en toute logique, l’installation de sanitaires suspendus, accessoires muraux et autres robinetteries sans contact (équipement Toto)…
L’enjeu, au-delà de la promesse d’un service irréprochable, est aussi d’assurer la pérennité des lieux, dans une approche durable. Jusqu’au printemps 2024, l’entretien de ces dix-sept toilettes repose sur un accord tripartite entre l’initiateur, la Nippon Foundation, la municipalité de Shibuya ainsi que son association touristique. Ensuite, la ville de Shibuya prendra le relais.
Convaincu que « les villes ne sont pas développées uniquement par le gouvernement, les entreprises privées et les citoyens [jouant] un rôle important dans la communauté », Jungo Kanayama, directeur de l’association touristique de Shibuya, insiste sur le fait que la conception des installations du TTT « reflète le large éventail de personnes impliquées dans le projet, y compris les créateurs des installations, le personnel et les gestionnaires de maintenance, ainsi que les utilisateurs, à la fois locaux et visiteurs de la ville. »
Le process mis en place (et charté), se distingue par sa minutie, tel que l’illustre Perfect Days, le film de Wim Wenders, au travers de la mission de nettoyage accomplie par son héros. Trois cycles différents (quotidien, mensuel, annuel) régissent l’entretien de ces toilettes. Chaque jour, trois cessions sont effectuées : un nettoyage à sec, au chiffon et à la brosse, permet de détecter le moindre dommage et d’enrayer la formation de tartre. Un nettoyage à l’eau avec des solvants spéciaux élimine si besoin les taches, traces et autres jaunissements. Au même titre que les murs et la toiture (salissures, accumulation de feuilles mortes…), les recoins difficiles d’accès (luminaires, ventilateurs…) font également l’objet d’un nettoyage en profondeur. Chaque mois, une inspection générale est réalisée par un consultant indépendant, « pour vérifier le niveau de confort de chaque toilette, y compris les petits et grands urinoirs, la désodorisation de l’air, l’équipement, la capacité de ventilation… » Elle comprend aussi une vérification de la propreté au niveau microscopique (qui ne pourrait donc pas l’être par une simple inspection visuelle) : un test détecte la présence d’adénosine triphosphate ou ATP (une enzyme présente dans toute matière organique) afin de mesurer la contamination biologique des surfaces. Enfin, une fois par an, une visite évalue le taux d’humidité ambiant ou encore celui d’ammoniac, la température, le niveau d’éclairage…, afin de faire des recommandations d’usage, dans une optique d’amélioration continue.
Les toilettes incurvées de Sou Fujimoto : un point d’eau au creux de la ville
Cette infrastructure revendique son appartenance au genre « Utsuwa » qui, au Japon, s’applique aux contenants en céramique façonnés par le potier pour servir le quotidien : en épousant le creux de la main, leur forme incurvée accompagne le geste en douceur. Hommage à la fonction utilitaire et à la beauté de l’ordinaire, ce vaisseau d’argile est une création de Sou Fujimoto. Considérant « qu’une toilette publique est un point d’eau urbain, une fontaine dans la ville », l’architecte propose « une installation publique de lavage des mains ouverte non seulement à ceux qui utilisent les toilettes, mais également à une grande variété de personnes ayant des objectifs différents. Les toilettes agissent comme un grand récipient unique conçu pour l’usage de tous. »
Au centre de ce bâtiment concave en béton armé, qui évoque tour à tour un bol, un bassin, la coque ou la proue d’un bateau, le mur de la façade s’abaisse, mettant à disposition, à différentes hauteurs, cinq robinets, accessibles aux petits comme aux grands, sans même avoir à entrer, depuis le trottoir. Le muret incurvé sur lequel ils sont implantés intègre une évacuation en son milieu, recouverte d’un cache bonde, comme au fond d’une vasque géante.
Pour se rafraîchir ou tout simplement « converser », l’on accède à cet atrium spacieux par les côtés, matérialisés par des portes en arche. Cet arrondi ajoute une note historique, mais également méditerranéenne, renforcée par l’omniprésence du blanc pur du revêtement lisse. Comme l’explique Fujimoto, « le blanc saute aux yeux et confère un sens de propreté. Il brille dans la grisaille de la ville. Mais comme les tâches sont d’autant plus visibles, il n’est habituellement pas utilisé pour les toilettes publiques. Ce projet met beaucoup d’efforts dans l’entretien des sanitaires, donc nous avons eu peu de contraintes en tant que créateurs, ce qui nous a permis de mettre au point nos idées avec liberté. »
Trois cabines privatives (femmes, homme, plus un espace accessible aux personnes en fauteuils roulants et aux PMR) ainsi qu’un coin urinoir (mural, autonettoyant) complètent ce dispositif conçu comme un point de convergence d’une diversité de besoins, « un lieu où les gens se rassemblent autour de l’eau. »
Conception : Sou Fujimoto, architecte japonais dont les agences sont établies à Tokyo et Paris, est en charge notamment de la conception du site de l’exposition universelle de 2025, à Osaka. En France, à Montpellier, il a réalisé l’Arbre Blanc, une tour de dix-sept étages hérissée de balcons suspendus.
Localisation : Tokyo, route Nishi Sando traversant Yoyogi (Shibuya).
Superficie : 24,24 m2.
Les toilettes en verre dépoli de Takenosuke Sakakura : comme une lanterne dans la nuit
Il faut pousser les portes du bâtiment ou en faire le tour pour prendre la mesure de la subtilité de son architecture. De prime abord, le regard est attiré par les trois portes pleines qui font front. Toutes coiffées d’un petit auvent et peintes dans une couleur menthe contrastante, elles mènent à autant d’espaces distincts (deux toilettes unisexes, une pour les PMR). Sans mettre à mal l’intimité des utilisateurs, les parois latérales et arrière jouent au contraire la transparence, pour faire entrer la lumière… et avec elle l’impression d’un espace plus vaste. En verre dépoli dont la teinte se rapproche de celle du thé vert, elles présentent un décor végétal, pour une immersion dans la nature en plein cœur de la mégapole. Imitant un feuillage en ombre chinoise, celui-ci fait écho aux arbres du parc Nishihara Itchome où ces WC publics ont été implantés « afin d’améliorer l’impression […] d’être sombres et inaccessibles, ainsi que le fait d’être rarement utilisés. »
Dessinés par Takenosuke Sakakura, ces toilettes ont été baptisées Andon, soit « lanterne » en nippon, une idée qui fait sens à la tombée du jour, puisqu’elles éclairent les alentours, pour assurer plus de sécurité aux habitants du quartier. L’architecte explique avoir « pensé qu’il était important de créer un établissement qui non seulement réponde aux exigences de base des toilettes publiques, comme disposer d’un nombre suffisant de toilettes pour garantir un temps d’attente raisonnable, mais qui offre également un attrait unique qui encourage davantage de personnes à l’utiliser […] En construisant une installation lumineuse et ouverte dans l’espace limité du site, nous espérons améliorer l’image non seulement des toilettes, mais aussi de l’ensemble du parc. » A noter : le choix de ces parois de verre, qui sont légères, répond aussi à une contrainte technique, une ligne de métro (Keio) passant juste en-dessous.
Conception : Takenosuke Sakakura, architecte japonais, compte parmi ses œuvres le bâtiment résidentiel du grand complexe Tokyo Midtown. Il est le fils de Junzo Sakakura, architecte et designer international formé à l’agence de Le Corbusier et proche de Charlotte Perriand.
Localisation : Tokyo, parc Nishihara, près de la gare Hatagaya (Shibuya).
Superficie : 21,45 m2.
Les toilettes à commande vocale de Kazoo Sato : une bulle de propreté
Dans les toilettes publiques, les parades des utilisateurs pour entrer le moins possible en contact avec les surfaces possiblement contaminées sont connues, de l’enrubannage des poignées de porte avec du papier à la fermeture de celle-ci avec la hanche ou le coude… Bien documenté sur le sujet, Kazoo Sato a développé une solution pour les éviter : plus besoin de toucher quoi que ce soit pour faire fonctionner l’équipement (Toto). Tout s’effectue en mode mains libres, les murs étant bardés de microphones : ouverture/fermeture de la porte, utilisation du washlet, déclenchement de la chasse d’eau et des robinets, rinçage automatique des urinoirs… Et pour parer à un éventuel défaut de ces commandes vocales qui parlent plusieurs langues (grâce à une IA générative), des panneaux de télécommande classiques sont également à disposition.
Trois années de recherche ont été nécessaires pour développer ce concept original, « en place bien avant l’arrivée du Covid-19, mais [dont il] a accéléré l’acceptation de cette expérience utilisateur unique en termes de toilettes sans contact. » Une technologie au service de l’usager, mais aussi le véhicule de valeurs fortes, leur créateur faisant ce vœu pieu : « Si ces toilettes pouvaient transmettre au monde l’image d’une “ville propre de Tokyo”, j’en serais extrêmement heureux. »
Répondant (c’est le cas de le dire) au nom de Hi Toilettes, cette infrastructure « qui élève les toilettes publiques japonaises au niveau supérieur » est associée à une architecture qui ne l’est pas moins, de forme sphérique. Avec sa base en retrait, cette bulle semble flotter sur la pelouse du parc Nanago Dori. C’est aussi, au-delà de l’esthétique, un parti pris qui favorise la circulation de l’air à l’intérieur du dôme et l’évacuation des mauvaises odeurs qu’une ventilation à grande vitesse de 60 secondes, enclenchée après chaque passage, vient parfaire. D’un blanc immaculé, la coupole est protégée par un « vernis photocatalytique qui décompose la saleté à l’aide de la lumière du soleil », la pluie agissant comme une douche afin que le bâtiment conserve son éclat dans le temps, comme un symbole de propreté absolue. Ce bâtiment futuriste, le plus petit du projet TTT, est un concentré de technologie : une expérience et un niveau d’hygiène sans précédent !
Conception : Kazoo Sato (collectif teamLab), en collaboration avec Kubo Tsushima Architects. Directeur artistique, créatif pour l’agence TBWA…, il a été désigné créateur de l’année par différentes instances (JAAA 2011, Pen 2019…) et a reçu le prix de la meilleure campagne publicitaire pour le Japon et la Corée en 2013.
Localisation : Tokyo, parc Nanago Dori, sur la Seventh Street (Shibuya).
Superficie : 18,11 m2.
Les toilettes avec parvis de Miles Pennington : un lieu de rassemblement
Parmi les dix-sept édifices du projet TTT, celui-ci est le plus vaste, son emprise au sol comprenant une terrasse de 40 m2, qui a la valeur d’une place, d’une agora. La problématique qui nourrit la réflexion du professeur de design Miles Pennington, assisté de ses élèves du DLX Design Lab est la suivante : « Les toilettes publiques tentent-elles d’être le centre d’attention d’une communauté locale ? » Regrettant qu’elle puissent être « sous-utilisées, perdre de leur valeur aux yeux des gens et être progressivement oubliées », il a créé «…With Toilet».
Ce qui distingue ces commodités en forme de polyèdre, c’est leur combinaison à « un espace fonctionnel supplémentaire qui peut être utilisé à diverses fins par chacun. Nous espérons qu’il servira d’espace d’exposition, de kiosque éphémère, de petit centre d’information ou d’espace de réunion confortable, et qu’il deviendra le centre de la communauté locale. » Des bancs modulaires sont disposés sur les dalles de marbre du parvis, dont l’assise s’adapte aux besoins grâce à des poteaux rétractables, pour les assembler en ligne ou en cercle…
Protégé par un auvent monumental, cet espace ouvert sur la ville, face à deux artères passantes, est abrité. Il peut servir de salle d’attente, être un point de rassemblement et même accueillir une exposition sur le mur du fond… Il bénéficie d’une hauteur sous plafond exceptionnelle, qui culmine à 5 mètres. Les trois cabines sont implantées au centre et de part et d’autre, en quinconce. Pour faire entrer la lumière, des impostes à verre opaque surmontent leurs portes, tandis qu’une mince lame de verre transparent qui s‘étire du sol au plafond façon vitrail donne à la construction des airs de chapelle contemporaine.
Conception : Miles Pennington, professeur de design (a enseigné au Royal College of Art de Londres), dirige le DLX Design Lab (université de Tokyo) et a notamment fondé le programme d’échange international Global Innovation Design (GID).
Localisation : Tokyo, Hatagaya, à l’intersection de Nakano Dori et de Suido Road (Shibuya).
Superficie : 65,45 m².
Les toilettes kawaï de Junko Kobayashi : sous le signe d’une icône du folklore nippon
Dernier maillon du projet TTT, celui situé le plus à l’ouest de la capitale nippone, le long de la voie verte de Sasazuka, est établi sous un viaduc, à deux pas de la gare éponyme. Au-dessus court une voie ferrée aérienne. Il est bâti sur l’ancienne voie navigable Tamagawa Josui, qui disparaît sous terre à cet endroit. Dans ce contexte, l’architecte Junko Kobayashi a opté pour une construction légère. Avec leur châssis d’acier résistant aux intempéries, ces WC ressemblent à nos bonnes vieilles vespasiennes ! Spécialiste de l’aménagement de toilettes publiques reconnue mondialement, elle emmène son projet vers un territoire autrement plus poétique, tourné vers le monde de l’enfance, de nature à faire naître la sympathie, l’empathie…
En s’approchant des structures circulaires rassemblées en une grappe que protège partiellement des intempéries un parasol en béton jaune, « créant une ouverture semblable à un ciel pour éliminer la sensation sombre et fermée de la zone », l’on remarque un motif imprimé sur le verre dépoli des œils-de-bœuf : des lapins. Des animes aux mangas en passant par les lieux sacrés dont ils sont parfois les gardiens, ces petites créatures tutélaires sont omniprésentes dans le bestiaire de la culture nippone… et le marketing kawaii (mignon, en japonais). Leurs frimousses apportent une note joyeuse en colonisant les nombreuses ouvertures émaillant de ses cloisons de tôle « rouillées une fois pour conserver leur résistance et leur texture indéfiniment. »
L’édifice comprend, en plus de toilettes pour hommes, femmes et accessibles, deux cabines destinées aux enfants, dans une unité distincte, tandis que miroirs et plan de toilette courbe ajoutent de la rondeur au décor.
Conception : Junko Kobayashi, architecte, directrice du bureau d’études Gondola Design Office et présidente de la Japan Toilet Association (JTA), un mandat qui entre en résonance avec son doctorat en ingénierie (travaux sur « l’évaluation des efforts d’amélioration des toilettes publiques et la recherche sur les mesures de mise en œuvre », Université de Toyo, 2014). La carrière de cette spécialiste de la conception de toilettes publiques dans des installations commerciales, gares, écoles, parcs…, comprend celles de Charm Station (Kagawa, 1989), du terminal 2 de l’aéroport de Narita (Tokyo), de la sortie ouest de la méga-gare de Shinjuku…
Localisation : Tokyo, Sasazuka Greenway (Shibuya).
Superficie : 51,33 m2.
Photos : The Nippon Fondation et Toto.