Tout en mouvement, un courant anime actuellement la robinetterie, caractérisé par un design architectural et aérodynamique : une revisite de l’Art déco, style qui fit la traversée d’une rive à l’autre de l’Atlantique, ambassadeur de la modernité dans les années 1920.
Parmi les nouveautés présentées par les robinetiers au cours des derniers salons, les collections aux accents néo-rétro sont légion. Si les rééditions classiques des séries d’antan sont toujours plébiscitées dans les salles de bains, notamment dans l’hôtellerie de luxe pour laquelle l’Art déco incarne un âge d’or, les codes de ce style intemporel évoluent.
Deux tendances émergent, portées par un même élan, une même origine. L’une confère aux mitigeurs des volumes qui ne manquent pas d’allure, inspirés par l’architecture et les grands monuments de l’époque, la verticalité des premiers buildings. L’autre cultive une fascination visible pour la vitesse, traduite en des silhouettes racées qui se projettent vers l’avant, fuselées comme le deviennent alors les moyens de transport, les progrès mécaniques participant à la mutation rapide de la société.
Plus haut !
Tels les vertigineux gratte-ciel de New York, certains mitigeurs s’élèvent volontiers, leur poussée soulignée par des stries plus ou moins fines sur tout (Venti20 de Gessi) ou partie de leur corps, façon pilastres (Le Grand d’Alpi) ou cannelures (Hamptons de THG Paris), ces dernières adressant un clin d’œil à la rigueur de l’Antiquité, elle aussi tendance (Casanova de Stella, série moins récente).
De l’embase aux manettes, les formes sont solides, animées de sobres ressauts, souvent plus rectilignes que les traditionnelles moulures. Sans chichi, elles se découpent selon une géométrie rigoureuse qui pourrait avoir été calquée sur le panoramique urbain se déployant sur la ligne d’horizon de Manhattan, la fameuse skyline (Art Deco de Volevatch, à droite, en photo d’ouverture). Dans cette veine très rationnelle, les finitions font notamment la part belle au laiton et au nickel… Leurs reflets évoquent par exemple le placage d’aluminium habillant l’Empire State Building ou celui de métal argenté de la flèche couronnant le Chrysler Building. En photo ci-dessus : Venti20 de Gessi, Chrysler Building, 1930 (©Wikicommons), Le Grand d’Alpi, Hamptons de THG Paris, Casanova de Stella.
Plus vite !
C’est l’accélération – celle des véhicules comme la course du monde – qui, par ailleurs, semble épouser les lignes de collections, rendant hommage à l’évolution la plus tardive de l’Art déco, qui coïncide avec l’avènement d’un métier, celui de designer industriel. Typiquement nord-américain et décliné dans le moindre objet du quotidien, le courant dit Streamline Modern a perduré jusqu’à la moitié du XXe siècle.
A l’instar des fers à repasser, agrafeuses, théières, aspirateurs et autres sèche-cheveux d’hier, carrossés comme des fusées, les robinets d’aujourd’hui affichent des lignes fluides et galbées. Leurs traits de vitesse font immanquablement penser aux bolides cossus et innovants de l’époque, qu’ils voyagent sur les mers, les routes ou dans les airs… Horus a lancé l’aérodynamique Zephyr, modèle du genre. D’automobile, il est question avec la série Corvair de THG Paris, qui revendique cette inspiration. Transatlantique de Cristal et Bronze se réfère aux palaces flottants qui reliant le Vieux Continent au Nouveau Monde. Constituant un programme décoratif cohérent, il est vrai que chaque paquebot rattachant Paris à New York est alors « une ambassade flottante, parcelle de la mère-patrie, exposition permanente, palais d’échantillonnage du luxe, synthèse des manifestations du goût, image du génie national… [1] » Le mélangeur 1938 de Mamoli opte pour une manette bicolore qui, visuellement, tourbillonne, telle une hélice d’avion (en photo, ci-contre). Epurant davantage le mouvement, Nio de Newform mise sur un jeu d’obliques, une simplification vers laquelle tend aussi la très sage collection Twenties proposée par Devon & Devon. En photo ci-dessus : Zephyr de Horus, Corvair de THG Paris, Pontiac Streamliner Six Sedan, 1941 (©WikiCommons), Nio de Newform, Transatlantique de Cristal et Bronze, Twenties de Devon & Devon.
L’Art déco, au cœur du dialogue transatlantique
Au faîte de la tendance en robinetterie dans sa déclinaison américaine, il est intéressant de noter que l’Art déco n’est pas seulement le signe de la modernité, du moment. Il est aussi le symbole de l’influence et du rayonnement de la France dans les années 1920. Avec l’exposition Art déco – France//Amérique du Nord, à découvrir jusqu’en mars 2023, la Cité de l’Architecture et du Patrimoine met justement en lumière sa « diffusion outre-Atlantique, son appropriation et sa réinterprétation sur fond d’échanges artistiques et culturels.[2] »
L’émulation est réciproque. Dès fin du XIXe siècle, l’école des Beaux-Arts de Paris forme des architectes américains et canadiens… et leurs homologues français compteront là-bas parmi les bâtisseurs d’édifices majeurs. Durant la Première Guerre mondiale, les unités de camouflages sont constituées d’artistes-peintres venus des deux continents. A l’Armistice, pour occuper les sammies, surnom des soldats de l’oncle Sam, deux écoles d’art ouvrent successivement, creusets d’échanges et d’amitiés en attendant le retour au pays : l’American Training Center de Meudon et l’Ecole américaine de Fontainebleau, où enseignent conjointement professeurs nord-américains et français. En photo ci-dessus : Angel Zàrraga, France, la rose du monde, huile sur toile, Paris, 1927, résidence de l’ambassadeur du Mexique en France. Exposition Art Déco. France Amérique du Nord (©Cité de l’architecture et du patrimoine, Denys Vinson).
La France, patrie originelle de l’Art déco
En 1925, l’exposition des arts décoratifs et industriels modernes fait sensation : Paris, la « Prophetic City[3] », rayonne. Herbert Hoover, alors secrétaire d’Etat au commerce, y a dépêché une importante délégation qui, à son retour, se fait l’écho des idées de ce style inventif.
L’art déco devient alors un modèle diplomatique, un moteur pour le commerce extérieur, qui porte haut les savoir-faire de l’Hexagone. Incarnation du monde moderne, il met au diapason l’architecture et la décoration intérieure, qui voit triompher les ensembliers. Outre-Atlantique, la haute société américaine, francophile et francophone, en devient l’ambassadrice avant que, prenant le relais après la Grande dépression de 1929, le Streamline ne gagne ensuite le quotidien des foyers de la middle class. Expression populaire de l’art déco américain, cette forme de design industriel accompagne la reprise économique dans le cadre du New Deal. Une version démocratique dont la ville de Miami Beach incarne les derniers soubresauts, tropicaux. Photo : ©Cité de l’architecture et du patrimoine, Denys Vinson.
A voir :
Art déco. France//Amérique du Nord, exposition du 21 octobre 2022 au 06 mars 2023, Cité de l’Architecture et du Patrimoine, Palais de Chaillot, Paris. Commissariat : Emmanuel Bréon, conservateur en chef, responsable de la galerie des peintures et vitraux ; Bénédicte Mayer, attachée de conservation.
[1] Jacques Perret, à propos du paquebot Île-de-France dans la revue L’Architecture, 1929, cité dans le catalogue de l’exposition Art déco. France//Amérique du Nord, Cité de l’Architecture et du Patrimoine et Norma Editions, 2021.
[2] Corinne Bélier, directrice du musée des Monuments français/département des Collections, catalogue de l’exposition Art déco. France//Amérique du Nord, Cité de l’Architecture et du Patrimoine et Norma Editions, 2021.
[3] Citation d’Edgard Miller, reporter américain.
Photo d’ouverture : Empire State. A History. Illustration pour la couverture d’une brochure publicitaire édité par l’Empire State Building retraçant l’histoire de sa construction (©Cité de l’architecture et du patrimoine / musée des Monuments français), Zephyr de Horus, Art Deco de Volevatch, Ornement de capot de Pontiac, chef indien, 1951 (©WikkiCommons).