En cette fin d’année, un film singulier rencontre le succès dans les salles obscures : Perfect Days, de Wim Wenders. En lice pour décrocher l’Oscar du Meilleur film étranger en mars 2024, ce road movie poétique et solaire suit le quotidien d’un personnage chargé de nettoyer les toilettes publiques de Tokyo, donnant ainsi à voir leur exception.
La première phrase du synopsis du film de Wim Wanders pose le décor, intimement lié à la fonction exercée par le personnage central : « Hirayama travaille à l’entretien des toilettes publiques de Tokyo ». Les WC… Ils ont traversé de nombreuses scènes du cinéma, parfois cultes, souvent cocasses, sans en être, ou si rarement, le sujet. Certes, dans la filmographie du petit coin sur grand écran [1], la figure du préposé au ménage n’est pas complètement inédite. Dans Le Dernier des hommes (Murnau, 1924) et Stupeur et tremblements (Corneau, 2003, d’après le roman éponyme d’Amélie Nothomb dont l’intrigue se déroule elle aussi au Japon), les protagonistes sont respectivement un homme et une dame pipi. Mais ces satires sociales montrent surtout un visage dégradant de la fonction, synonyme d’humiliation et de rétrogradation.
Une vision quasi sacrée de la notion de service
Même si le réalisateur de Perfect Days n’entretient pas le mystère concernant la déchéance passée de Hirayama, son héros [2], sa mission n’a d’évidence rien de punitif. Au contraire, il donne à voir un homme investi dans l’accomplissement aussi consciencieux que silencieux de son travail. Une vision quasi sacrée de la notion de service à laquelle les toilettes servent de prisme, en tant que miroirs de la société nippone.
Le message que porte Hirayama, véritable apôtre de la propreté, n’est pas le fruit du hasard. Car Perfect Days est un film de commande. Wim Wenders explique en effet avoir été sollicité pour réaliser, avec la garantie d’une liberté artistique totale, une « série de courts métrages de fiction à Tokyo, peut-être quatre ou cinq, d’une durée de 15 à 20 minutes chacun [qui] traiteraient tous d’un projet social public extraordinaire, impliqueraient le travail de grands architectes. »
Exprimer l’art altruiste de l’omotenashi
Ce projet extraordinaire, c’est celui de The Tokyo Toilet (TTT), un ensemble de dix-sept commodités implantées dans le quartier vibrionnant de Shibuya. Inclusives et gratuites, toutes sont signées par un créateur de renommée internationale qui, au travers d’une construction urbaine originale, fait à l’utilisateur la promesse d’une expérience agréable.
Mené sous l’égide de The Nippon Foundation, The Tokyo Toilet mise sur la qualité d’un équipement sanitaire high-tech (fourni par Toto) et le maintien d’une hygiène irréprochable pour exprimer l’art de l’omotenashi qui, à l’instar de la fameuse cérémonie du thé, traduit l’hospitalité à la japonaise, réputée dans le monde entier. Ce concept ancestral, basé sur une générosité désintéressée, recherche la satisfaction des clients par l’anticipation constante de ses besoins. Objet de fierté nationale, cette forme de civilité a d’ailleurs été mise en avant lorsque le Japon s’est porté candidat pour les Jeux Olympiques de 2020, date qui est aussi celle des premiers développements du projet TTT. Un argument dont la France ne pourrait se prévaloir…
Les WC, sanctuaires de paix et de dignité
Passé l’effet de surprise concernant la thématique imposée, le réalisateur ne cache pas son intérêt pour le projet : « Cela semblait intéressant, c’est le moins que l’on puisse dire. Cela faisait déjà des années que j’avais envie de retourner au Japon et que j’avais de véritables bouffées de nostalgie pour Tokyo. J’ai donc poursuivi ma lecture : le sujet porterait sur les toilettes publiques, et l’espoir était de trouver un personnage à travers lequel on pourrait comprendre l’essence d’une culture japonaise accueillante, dans laquelle les toilettes jouent un rôle tout à fait différent de notre propre vision occidentale de l’assainissement. Pour nous, en effet, les toilettes ne font pas partie de notre culture, elles sont au contraire l’incarnation de son absence. Au Japon, ce sont de petits sanctuaires de paix et de dignité… »
Une épopée de l’ordinaire
Convaincu que ces toilettes – « un endroit où tout le monde est pareil. Il n’y a pas de riches et de pauvres, pas de vieux et de jeunes, tout le monde fait partie de l’humanité » – seraient mieux mises en valeur dans un contexte fictionnel, le cinéaste a imaginé « un homme très simple, mais dont la vie, pourtant, est exceptionnelle, filmé « comme si nous étions dans un documentaire ». De fait, tout être de fiction qu’il soit, Hirayama est le héros d’une épopée de l’ordinaire. Par son lien avec les WC flambants neufs du TTT, il n’incarne pas seulement l’essence nippone, ce que signifie être japonais et ce qu’est le Japon. Son existence, banale, devient le support d’un conte philosophique, qui célèbre tout à la fois l’instant présent, la joie du dénuement « dans un monde où il y a trop de tout », la permanence rassurante des choses et plus encore de la tradition.
Se réjouir de faire le bien pour les autres
Pour narrer le quotidien de cet agent d’entretien, Wim Wenders opte pour une structure répétitive qui en fait une sorte de Sisyphe des cabinets, le poids du châtiment en moins : « il est heureux. Il fait un travail qu’il aime, qu’il adore faire bien. Il ne le fait pas pour lui, il adore le faire pour les autres ». La caméra le suit dans son quotidien très structuré, « pour faire de la routine un rituel, la célébrer ».[3]
Comme un refrain, la redite de ses gestes cadence son existence presque monastique. Une autre partition se superpose à ce rythme jubilatoire, en apparence immuable, celle de la bande son. Jamais la même, chaque chanson forme une bulle temporelle, ancrée dans les années 1960-70, comme une p(i)oche de vieux souvenirs. En choisissant chaque matin la cassette qui, alors que le jour point à l’horizon, accompagnera son trajet en voiture vers cet emploi ingrat mais humainement gratifiant, le si peu disert Hirayama nous livre, sans dire un mot, un peu de ses émotions du moment. Chargé de mélancolie, c’est d’ailleurs Perfect Day, un titre de Lou Reed, qui offre le sien au film, l’ajout d’un « s » faisant sens dans cette suite sans fin.
Le respect de la fonction sociale
Pour incarner ce rôle quasi mutique qui lui a offert le Prix d’interprétation masculine au Festival de Cannes 2023, Kōji Yakusho [4] a intégré une véritable équipe de nettoyage pendant une semaine, dont il porte la tenue officielle dans le film, une combinaison bleu électrique. Un apprentissage si concluant que Wim Wenders plaisante volontiers en affirmant qu’un poste l’attendait à l’issue du tournage… Il faut le voir briquer le moindre recoin, jusqu’à vérifier la netteté de la cuvette au moyen d’un miroir de poche… Lorsqu’il s’affaire de toilettes en toilettes, jamais pourtant l’exercice ne confine à l’inventaire des gestes, ni à celui des sanitaires design du programme Tokyo Toilet. L’entretien de chaque commodité est aussi l’occasion de rencontres, furtives, avec leurs utilisateurs. Des échanges qui questionnent en creux le respect de la fonction sociale de ces lieux qui, considérés comme un bien commun, sont l’affaire de tous.
L’espace collectif du sentō
Au Japon, la coutume veut que la toilette, et pas seulement les toilettes, se partage. Hirayama ne dispose pas d’une salle de bains au sein de son modeste logement.[5] Chez lui, dans une intimité quelque peu spartiate, il se rase, aux aurores. Pour se laver, il se rend le soir au sentō, prenant soin de se savonner assis, devant une rangée de douchettes et de glaces installées en batterie. Puis il s’accorde une pause salvatrice, s’immergeant jusqu’aux yeux, volontiers rieurs, dans l’eau fumante d’un bain public où il n’est pas seul. Il salue les autres hommes d’un regard discret, qui n’est pas le signe d’une gêne, mais d’une déférence, la nudité n’étant pas tabou. Sans ignorer l’autre, il s’agit de s’effacer en tant qu’individu au profit du collectif.
La propreté des corps rappelant celle des lieux, Hirayama « disparaît » aussi lorsqu’un usager survient alors qu’il est en train de faire son travail, se postant tel un royal planton devant la porte des toilettes qu’il a libérées à la hâte. Pas question d’en barrer l’accès… Là encore, devançant la demande (qui elle, serait embarrassante), l’omotenashi lui dicte de se rendre transparent. Transparent comme les vitres de l’une des toilettes futuristes de Tokyo qui s’opacifient lorsque l’on en referme le loquet… Une forme de magie qui fait écho à un spectacle universel dont se délecte, contemplatif, le héros de Perfect Days. Celui de la fugitive danse du vent dans les arbres qu’il tente de fixer sur la pellicule de son vieil argentique lorsque le soleil transforme leur feuillage en un théâtre d’ombre et de lumière (une passion japonaise, nommée Komorebi). Comme une mise en abime du message initial de ce film dont les vedettes sont des toilettes, les photographies de ces insaisissables apparitions impressionnistes donnent à voir ce qui est précieux : un sens unique du bien commun et du service.
[1] Les Toilettes au cinéma – Blow up – ARTE.
[2] A propos de la genèse du héros de Perfect Days, Wim Wenders a déclaré que Hirayama « était un homme riche, un businessman, il avait été marié, il buvait et travaillait beaucoup. Une vie de succès mais une vie vide… Sa femme l’a quitté, il a continué à boire… Jusqu’à ce qu’un jour, il se réveille dans un hôtel de passe, sans même savoir avec qui il a passé la nuit et pour la première fois de sa vie, il a envie d’en finir. Et dans ce bordel d’enfer, il aperçoit à la fenêtre un spectacle qui le saisit : le soleil qui traverse les feuilles d’un arbre (« komorebi » en japonais). Il est le seul à le voir, il réalise que cette lumière vient de très loin, pour produire un effet que seul lui perçoit. Il est émerveillé… et il se rend compte qu’il pourrait changer de vie très facilement. Il devient jardinier pendant dix ans, puis accepte ce boulot d’entretien des toilettes publiques. »
[3] Le 18/20. Un jour dans le monde, France Inter. Entretien avec Wim Wenders, pour son film Perfect Days, 28/11/23 ; Les Midis de Culture, France Culture, 27/11/23.
[4] Né en 1956, l’acteur Kōji Yakusho, ambassadeur du cinéma nippon, a joué dans une quarantaine de films (L’anguille, Mémoires d’une geisha, Shall We Dance ?, Babel…) et séries (dont The Days sur la catastrophe de Fukushima).
[5] Une caractéristique encore populaire au Pays du Soleil levant, mais dont la survivance est tout de même compromise par l’occidentalisation (certes relative) des modes de vie.
Photos des toilettes en ouverture : création de l’architecte Shigeru Ban, Yoyogi Fukamachi Mini Park, Shibuya. ©The Tokyo Toilet.