Pour beaucoup, le passage aux toilettes en dehors de la sphère privée est source d’embarras, la faute aux bruits intempestifs s’échappant du corps lors de la déjection. Cette inhibition, qui affecte surtout les femmes, a trouvé sa solution au Japon : l’Otohime, un appareil de masquage sonore dont l’usage se révèle aussi synonyme d’économie d’eau.
Dans la société nippone, il est communément admis que le bien-vivre ensemble prime sur le bien-être de la personne, la population se conformant d’un seul homme à un ensemble de règles, érigées en culte. Le souci de ce que les autres pensent de soi est tel que l’individu ne sort pas « du cadre par crainte de se faire remarquer et/ou d’être jugé par ses pairs » [1]. Cette peur d’enfreindre ces codes de bienséance et de paraître ridicule aux yeux de ses semblables s’exprime en toutes situations, y compris aux toilettes lorsque l’intimité fait défaut.
Inhérents à la « culture de la honte » qui fonde la civilisation japonaise selon certains anthropologues [2], les appareils de bruitage dits Otohime (音姫) semblent une réponse quasi littérale au phénomène d’anxiété sociale du poop-shaming (honte du caca). Celui-ci, également appelé syndrome de la princesse (lorsque la réalité empoisonne le monde enchanté des filles), trouve écho dans l’étymologie même du mot Otohime, qui peut se traduire par « Princesse du son » ou « Son de la princesse ». Dans la mythologie japonaise, Otohime est également le nom d’une déesse, fille de Ryujin, le dragon géant qui règne sur les mers [3]. Ce jeu de mot cache un réel enjeu, et pas seulement de santé.
Anti-bruits et anti-gaspis
Des océans aux salles de bains, l’Otohime questionne non seulement notre rapport aux autres, mais aussi à l’eau et à sa préservation. Car, jusqu’à son invention, pour couvrir les gargouillis importuns, les femmes japonaises, rongées par l’idée d’être entendues, avaient l’habitude (et elles sont loin d’être les seules dans le monde) d’actionner à plusieurs reprises la chasse (deux fois, en moyenne), pendant la miction aussi bien que la défécation.
Cette pratique pudique entraînant un véritable gâchis économique et écologique, l’usage de l’Otohime s’est imposé rapidement dans les années 1980, d’autant plus que l’île subissait alors des épisodes de sécheresse. Le principe est simple : suivant les différentes générations de modèles, l’utilisateur actionne un bouton ou passe sa main devant le capteur d’une commande qui peut être autonome ou associée aux (nombreuses) fonctionnalités d’un WC lavant. Intégrant un haut-parleur relativement puissant, ce boîtier diffuse un son artificiel de chasse d’eau (ou un chant d’oiseau, plus rarement une musique), dont le volume est modulable, de même que la durée d’émission (temporisation souvent réglée sur 25 secondes, qui peut être stoppée).
Portant un tout autre nom, le premier appareil de ce genre a été développé en 1979, par un fabricant tokyoïte d’accessoires de salle de bains, Orihara Manufacturing Co. A partir de 1988, la firme Toto popularise le concept, qui ne sera vendu qu’au Japon et en Corée du Sud. Le succès de son Otohime est tel qu’il devient vite un terme générique, preuve de son adoption par la population. Il faut dire qu’avec une économie pouvant aller jusqu’à 20 litres d’eau par passage, l’Otohime a séduit non seulement les utilisateurs/trices, mais plus encore les gestionnaires de toilettes publiques, les campagnes d’éducation à la préservation des ressources n’étant pas parvenues à stopper cette routine, bien ancrée. Ecoles, entreprises, grands magasins… de l’archipel en ont donc progressivement pourvu la quasi totalité de leurs toilettes pour dames. De nos jours, l’Otohime tendrait même à équiper en standard la plupart des constructions neuves. Rares sont les WC à ne pas intégrer ce système !
Otohime versions mobiles
Et pourtant… Si les marques implantées au Japon, du leader Toto et ses Washlets, à Panasonic, National, Siaa, Inax ou Lixil avec le Sound Decorator…, proposent toutes un tel générateur de son couplé à leurs WC lavants, ceux-ci cohabitent malgré tout avec des appareils de poche, vendus une quinzaine d’euros, notamment par le fabricant de jouets Takara Tomy Arts. Tenant dans la paume de la main, les Keitai Otohime (Ketai signifie portable) reproduisent ces mêmes bruits de torrent ou des vocalises d’oiseaux. S’agissant d’objets personnels que l’on glisse dans le sac à main pour n’être jamais pris au dépourvu, leur apparence est résolument fun et fait volontiers référence à des personnages de la pop culture, à l’instar d’Hello Kitty (photos ci-dessus).
Les applis pour téléphones portables offrent sans doute la version mobile la plus aboutie, sans pour autant signer la disparition de ces gadgets. Elles semblent le plus souvent cantonnées à la zone Asie, intéressant encore assez peu ici, où l’on se préoccupe davantage de géolocaliser les toilettes publiques, qui nous font si souvent défaut. A chacun son angoisse… Nous avons malgré tout pu tester sur iPhone deux applications : Toilet Flushing Sound, qui propose huit sons de chasse d’eau, tandis que Hush se distingue par son panel de neuf bandes audios offrant des ambiances sonores variant subtilement, à choisir selon l’environnement et les circonstances (bar animé, école, domicile, bureau, pause-café, aéroport, centre commercial, station-service, bruit blanc).
Notons que ce sujet, si sérieux au Japon, a fait l’objet d’un canular vidéo en Angleterre, par le biais d’une campagne de pub. En 2016, Bathstore, enseigne de magasins spécialistes de la salle de bains, avait mandaté la très réputée agence Saatchi & Saatchi pour promouvoir une application, Silent Loo App. Le clip, qui a fait le tour des réseaux sociaux, toujours friands d’humour scatologique, s’est finalement révélé être… un poisson d’avril !
Un stratagème pas né d’hier
On n’arrête pas le progrès à l’ère des toilettes high-tech… Sauf que le caca s’avère non grata depuis des siècles, des procédés anciens préfigurant l’engouement pour la bien-nommée « Princesse du son ». Soucieux d’éviter le moindre potin lié à leurs popotins, les hauts dignitaires nippons de l’époque Edo (1603-1868) camouflaient déjà leurs indicibles gargouillis à l’aide d’un objet aussi raffiné que rusé.
De rares exemples de ce procédé insonorisant, peu courant car réservé à l’élite, sont connus. Dans l’ouest de l’archipel, à Kurashiki (préfecture d’Okayama), le Rendaiji, un temple bouddhiste conserve l’un de ces otokeshi no tsubo ou « urne pour couvrir le son », qui prend la forme d’une jarre de bronze ventrue, emplie d’eau (Ø 50 cm) et hissée à deux mètres du sol sur une colonne de pierre. Lorsqu’une personne de haut rang se rendait aux commodités, un serviteur était chargé d’en ouvrir le robinet : le jet percutait haut et fort une plaque de terre cuite posée en contrebas. L’aspersion faisait diversion ! Au château d’Edo (qui fait aujourd’hui partie du palais impérial de Tokyo), l’épouse et les concubines du shogun bénéficiaient semble-t-il d’un dispositif semblable pour faire barrage aux indiscrétions du corps. Dans la préfecture d’Okayama toujours, un autre exemplaire de cet ancêtre de l’actuel Otohime est exposé au musée folklorique de Yakage, issu d’une résidence princière. Là encore, par une action sur le bouchon couronnant le vase, une coulée d’eau jaillissait bruyamment de la bouche d’un dragon, père symbolique de tous les Otohime du Japon.
[1] Pourquoi les Japonais sont plus civilisés que le reste du monde, article publié par Kanpai.fr.
[2] Ruth Benedict, Le Chrysanthème et le sabre. Les modèles de la culture japonaise, Mariner Books, 1946. Considérée comme une référence, y compris par les Japonais, cette étude américaine d’anthropologie fut rédigée à distance, sur commande de l’Office of War Information.
[3] Une figure de l’imaginaire nippon que le manga One Piece a popularisé bien au-delà de l’archipel sous les traits d’une sirène, reine de l’île engloutie des hommes-poissons et épouse de Neptune.
Photo d’ouverture : ©Creative Commons Attribution 2.0 Generic, Toilets in Japan, November 2012 in Tokyo, by Maya-Anaïs Yataghène.