Il y a peu, France Bleu Rennes nous interpellait sur la destruction d’une salle de bains en mosaïques signées Odorico, qui n’avait « pas résisté aux coups de pelleteuse » malgré l’intervention d’un spécialiste auprès du promoteur. Flash-back sur une famille d’artistes-artisans italiens dont les créations font partie intégrante du patrimoine de la capitale de la Bretagne, où elle brilla de 1882 à 1978.
C’est dans le sillage de Gian Domenico Facchina (1826-1903), qui a œuvré à la réfection des mosaïques anciennes de la basilique Saint-Marc de Venise avant de s’expatrier, que les frères Odorico débarquent en France. Ils viennent du village de Sequals, dans le Frioul, considéré comme le berceau italien de la mosaïque moderne, à la croisée de l’art et de l’artisanat qu’une école internationale perpétue encore de nos jours.[1]
Isidore (1845-1912) et Vincent Odorico (1848-1909) viennent alors épauler leur mentor sur l’un des plus prestigieux chantiers de l’époque, celui du nouvel Opéra de Paris, dont l’architecte est Charles Garnier. Il faut dire que le carnet de commande de leur compatriote a explosé depuis qu’il a présenté, lors de l’Exposition Universelle de 1855, un procédé de pose simplifiée, dite par inversion. Contrairement à l’antique pose directe par insertion des fragments de mosaïque, un à un et à l’endroit, dans le mortier frais – minutieuse mise en œuvre, aussi lente que coûteuse –, Facchina prône un assemblage préalable des tesselles en atelier. Fixées à l’envers sur un papier kraft à l’aide d’une colle hydrosoluble, celles-ci forment un plaque plus facile à incruster in situ…
Une réduction des coûts de production
Inspirée par les techniques de restauration des mosaïques antiques, la méthode de Facchina permet de diviser par trois le temps d’exécution et par presque deux le chiffrage[2] des mosaïques de l’Opéra voulu par Napoléon III. Sans cette technique, il n’est pas certain que l’architecte, dont l’œuvre fait la part belle à la polychromie, ait pu mener à bien son ambitieux projet de décoration, notamment celui éminemment clé de l’avant-foyer… D’inspiration byzantine, le décor d’émail sur fond d’or de la voûte en berceau déclencha en effet une passion telle « que le monde des artistes et des amateurs se préoccupa enfin d’un art absolument méconnu par lui au jour mémorable où le nouveau temps de la musique et de la danse ouvrit ses portes à une foule enthousiaste. »[3]
Un phénomène de mode
En France, l’inauguration de l’Opéra en 1878 passe donc pour être l’élément déclencheur du retour en grâce de cet art tombé en désuétude à l’issue de la Renaissance… Les artisans frioulans, qui ont conservé sa délicate maîtrise, transmise précieusement de génération en génération, voient leur cote grimper en flèche. L’esprit collectif dont fait preuve la diaspora participe de ce succès. Plutôt que de se livrer à une concurrence frontale, ces poseurs hautement qualifiés, unis par une même tradition (et pour certains par les liens du sang), ont l’intelligence de se partager confraternellement le territoire. De Lyon à Nîmes s’étend ainsi le secteur des Mora, tandis que les Patrizio s’installent à Marseille, les Foscato à Bordeaux, les Tessolin à Nancy…
1882-1912, première génération Odorico : le temps des maîtres
Après une courte escale à Tours en 1881, la famille Odorico se fixe définitivement à Rennes l’année suivante. Notons que c’est à cette date précise que la manufacture de Briare met au point ses premiers émaux industriels, qu’il n’est plus nécessaire de tailler à l’aide d’un marteau tranchant appelé marteline, ce pré-dimensionnement plaidant lui aussi pour une démocratisation de la mosaïque…
Faisant référence à l’excellence italienne, le papier à en-tête de l’atelier Odorico Frères porte alors la mention « Mosaïque artistique, romaine et vénitienne », qu’elle soit de marbre, d’émaux ou d’or. Les dallages et enduits en ciment, terrazzo inclus, font aussi partie de leurs savoir-faire, de même que les plaques et paillassons. Choisis sur catalogue d’après un répertoire de formes antiques, gothiques ou encore Renaissance, leurs pavements ornent les vestibules des habitations, des boutiques et des banques, mais aussi les tapis de chœur, gradins d’autel ou retables d’église. Ils rehaussent aussi des détails architecturaux en façade. Leur petits cubes de couleur font fureur et « entre 1885 et 1914, les deux frères reçoivent une quarantaine de commandes, à graver dans le marbre, le smalte ou le granit ».[4]
1912-1945, seconde génération : Isidore fils, le Mozart de la mosaïque
Au décès en 1912 d’Isidore père, fondateur et unique propriétaire de l’entreprise, ses deux fils, Isidore (1893-1945) et Vincent (1879-1934), en prennent les rênes. La succession s’opère pleinement à l’issue de la Première Guerre mondiale et c’est Isidore fils qui va lui donner ses lettres de noblesse. Son frère Vincent, qui souffre de sévères problèmes de dos, s’attachera à la partie administrative et aux relations avec la clientèle.
Diplômé des Beaux-Arts de Rennes en 1913, Isidore fils (portrait ci-contre) ne se contente pas de reproduire des schémas stylistiques, mais développe son propre style. Ses années de captivité à Darmstadt, où il a été fait prisonnier dès 1915, ont contribué à forger sa culture artistique : sous l’impulsion de la colonie d’artistes avant-gardistes du Mathildenhöhe[5], la ville du sud de l’Allemagne est l’un des creusets du Jugendstil (l’Art nouveau d’outre-Rhin), mouvement moderniste multidisciplinaire dans lequel l’architecture et les arts, y compris décoratifs, œuvrent de concert. Ce bagage complet lui ouvre de nouveaux horizons. Il exploite tout à la fois son don unique pour le dessin (ses maquettes servant à élaborer les plaques, préparées et numérotées en atelier d’après un calepinage) et la direction d’équipes, recrutant là encore des ouvriers immigrés du Frioul, qui travaillent dans son atelier et sur ses chantiers. « Dans l’après-guerre, les nécessités de la reconstruction favorisent l’usage des matériaux produits par l’industrie – notamment la pâte de verre ou le grès cérame. A l’école de la mode, Isidore Odorico sait concilier esthétique et fonctionnalité, ornement et mise en œuvre rationnelle. La rencontre des architectes rennais aussi éminents qu’Emmanuel Le Ray, Pierre Laloy ou Yves Hémar et la découverte d’œuvres d’artistes comme Mathurin Méheut ou Edouard Benedictus seront également décisives. Le contexte est donc porteur. Une forte demande, des créateurs de grand talent, il n’en faut pas plus pour engendrer un milieu artistique. »[6]
Le marché de la mosaïque est en pleine expansion dans le Grand Ouest et les deux frères ne tardent pas à ouvrir des succursales à Nantes, Angers, Dinard. Programmes publics ou réalisations d’exception pour le secteur privé, leurs chantiers essaiment dans plus de cent vingt villes : Dinard, Cancale, Saint-Malo, Saint-Briac, Saint-Lunaire, Etables-sur-Mer…
La signature d’un artiste et d’une époque
A l’entre deux-guerres, avec l’Art déco dont le style plus minimaliste que le foisonnant Art nouveau est lancé par l’Exposition des Arts Décoratifs de 1925, les décors se géométrisent (ce qui signifie moins de découpes)… De l’avis des spécialistes, dans ce registre, les cercles imbriqués et multicolores (or-ocre-rouge-orange-bleu-vert) constituent l’une des signatures graphiques d’Isidore Odorico. Les inclusions de ciment ou de grès cérame se développant (leur coût est moindre comparé aux tesselles de marbres précieux d’antan), il joue aussi volontiers entre matériaux brillants et mats, tonalités vives et noir profond.
La mosaïque dans les salles de bains Odorico
Le retour en grâce de la mosaïque n’est pas seulement le fait d’une esthétique. Gilles Brohan, animateur de l’architecture et du patrimoine et responsable du service Rennes Métropole d’art et d’histoire, explique : « En parallèle, le développement du tourisme en Bretagne avec les villas construites dans les stations balnéaires, donne du travail aux mosaïstes italiens. Et l’autre facteur qui joue en faveur de ce nouvel élément décoratif, c’est son côté facile d’entretien qui correspond aux progrès de l’hygiénisme à l’époque. »[7]
Bureaux de poste, crèches, écoles, cités universitaires, sanatoriums, salles d’opération, paillasses de lycée, piscines, bains-douche municipaux, sanitaires de collectivités… « Facile d’entretien, résistante à l’humidité et à la lumière, relativement économique, aspect non négligeable dans le contexte économique des années 1930 »[6], la mosaïque a l’avantage de se laver à grande eau et symbolise un modernisme qui va de pair avec le développement de la salle de bains, qui prend ses quartiers dans la sphère privée.
Luxe, calme et volupté
Non seulement habillée, mais également agencée par Odorico, la salle de bains est un havre de bien-être et de raffinement dans lequel les équipements sont mis en scène, théâtralisés même. Placée sur une estrade, la baignoire s’élève et confirme son statut d’élément majeur. Ilot sur pieds ou cuve encastrée dont le tablier est richement revêtu (parfois l’intérieur aussi, façon bassin de piscine), elle est souvent auréolée d’une alcôve. Si l’immersion devient un rituel, la douche n’est pas en reste : s’inspirant des fontaines antiques, elle aussi se love volontiers dans une niche au creux de laquelle le corps se mue en Naïade sous les jets. Dans une débauche d’effets, les lambris de la pièce sont bordés de frises, le sol se couvre de tapis et de savants motifs géométriques, tandis que les plinthes épousent les murs dans un arrondi facilitant l’entretien…
Pour la salle de bains de sa propre maison (rue Joseph-Sauveur à Rennes, construction de l’architecte Yves Lemoine dans les années 1940), Isidore Odorico imagine un décor aquatique, mêlant smaltes bleus, verts et or. Un couple de poissons dont les silhouettes de profil s’affrontent évolue parmi les algues-rubans qui dansent au-dessus d’un bouquet de corail dans une scène d’une élégance rare… (photo et croquis d’ouverture). Ailleurs, ce sont des méduses qui s’invitent sur des murs, leur ombrelle affleurant à la surface d’un océan de tesselles bleutées dans lequel tentacules et filaments ondoient, dans une recherche aboutie de mouvement.
Dans une somptueuse villa de la côte d’Emeraude, Odorico figure un fond marin qui constitue une petite oasis de vie et de couleurs où la troisième dimension est restituée par l’association de différents plans : en appui sur un rocher parmi les algues folles et les coraux, un crabe bleu agite ses pinces en direction d’une méduse gélatineuse qui file vers la surface alors qu’un spécimen d’Astéries a étendu ses cinq bras sur le sable… (croquis ci-dessus).
A Nantes, dans un camaïeu de gris-beige-parme rehaussé de touches de vert canard, une pieuvre argentée prend la pose au-dessus de la baignoire et réinterprète à sa manière la parade du paon, ses bras formant un éventail voluptueux… Couronné par une arche d’apparat, les boucles qui animent les extrémités de ses tentacules font écho à un large liseret de cercles imbriqués (la fameuse signature Odorico, que l’on retrouve ici et là et même à grande échelle) semblant flotter comme des bulles d’eau…
Odorico fait des salles de bains de ses clients le territoire d’expression de leur propre passion, au comble du luxe et de la personnalisation. Ainsi, pour l’entrepreneur rennais Charles Rallé, grand amateur d’Egypte ancienne « qui dessina peut-être lui-même le décor étonnant de sa salle de bains »[8], le mosaïste déploie une panoplie digne de pharaon qui diffère de son univers, par le sujet, mais aussi les motifs et les couleurs. Dans un décor de nuit étoilée (noir-violet) délimité par une frise de grecques or et noir (une ligne droite brisée effectuant des retours en arrière), le fond rouge contraste fortement, tonalité peu ordinaire pour une pièce d’eau. Adossées chacune à une colonne antique, deux sphinges encadrent de leurs ailes déployées un vase rituel, lui-même surmonté d’une lampe à huile : magique !
Au décès d’Isidore Odorico fils, en 1945, sa veuve s’associe avec un carreleur belge, Henri Baudoux, avant que Pierre Janvier ne prenne ensuite la direction de la société, en 1958. Pendant 20 ans, « l’entreprise changera de mains sans changer de nom. Mais la fantaisie colorée et la recherche artistique de l’âge d’or céderont rapidement leur place à la simplification des formes, dictée par le goût de la modernité et les enjeux économiques de la production industrielle. La crise économique des années 1970 aura raison des finances de l’entreprise rennaise, pas de l’héritage culturel légué par la dynastie Odorico. Notable dans les expressions les plus récentes de l’art contemporain, le regain d’intérêt pour les arts décoratifs, en particulier la mosaïque, peut s’appuyer sur ce formidable succès dont on admire encore les réalisations dans le ciel de nombreuses villes de l’Ouest. »
Un patrimoine dont les Rennais sont fiers, le musée de Bretagne – Les Champs Libres veillant sur le fonds d’archives légué par le dernier directeur de l’entreprise en 1979 (un millier de dessins, de croquis et de projets de mosaïques). Des fragments de pierre qui sont la mémoire d’un savoir-faire et des salles de bains de naguère, et témoignent du talent de la famille Odorico, qui a élevé la mosaïque artisanale au rang d’art.
[1] Fondée à Spilimbergo en 1922, l’école de mosaïque du Frioul perpétue l’enseignement de la mosaïque, associant tradition et renouveau.
[2] Charles Garnier « fit d’abord appel à des mosaïstes de la manufacture vaticane, qui évaluèrent l’ouvrage à trois mille francs au m2, soit huit cent mille francs au total », puis Facchina accepta « de réaliser son programme décoratif pour cent soixante-deux francs du m2 » estimant que « cinq années de travail lui suffiraient pour recouvrir l’ensemble des sols et la voûte de l’avant-foyer. » in Odorico. L’art de la mosaïque, texte de Capucine Lemaître, repérage et inventaire de Daniel Enocq, photographies de Hervé Ronné ; Editions Ouest-France, 2018.
[3] Extrait du rapport sur les arts décoratifs présentés à l’Exposition universelle de 1878 rédigé par le maître verrier Edouard Didron (1836-1902), in Odorico. L’art de la mosaïque, texte de Capucine Lemaître, repérage et inventaire de Daniel Enocq, photographies de Hervé Ronné ; Editions Ouest-France, 2018.
[4] Citation extraite de L’odyssée Odorico. Rennes, ville mosaïque, dossier réalisé par Jean-Baptiste Gandon et publié sur le site Rennes, Ville et Métropole.
[5] Fondée par le dernier grand-duc de Hesse, Ernst Ludwig, petit-fils de la reine Victoria, beau-frère du Tsar Nicolas II et mécène accompli, la Mathildenhöhe Darmstadt (1899-1914) est une colonie d’artistes (architectes, peintres, sculpteurs, orfèvres, céramistes…) dirigée par l’architecte et designer autrichien Joseph Maria Olbrich (1867-1908), collaborateur d’Otto Wagner et cofondateur du mouvement de la Sécession viennoise.
[6] Extrait de Odorico, cent ans de mosaïques, Éditions Apogée, 2009, publié à l’occasion de l’exposition Odorico, mosaïstes Art déco, d’avril 2009 au à janvier 2010, Musée de Bretagne – Les Champs Libres.
[7] Cité dans Sur les pas des mosaïques Odorico, Rennes, capitale de la mosaïque dans le Grand Ouest, article publié sur Destination Rennes, site internet de l’Office de tourisme.
[8] in Odorico. Une histoire d’eau, texte de Capucine Lemaître, repérage et inventaire de Daniel Enocq, photographies de Hervé Ronné ; Editions Ouest-France, 2020.
En voir plus
♦ Odorico, quand les fragments de pierre deviennent œuvre d’art, extrait de l’émission Des Racines et Des Ailes : Terres de Bretagne diffusée le 03/02/2016, sur France3.
♦ Dessins Odorico et leur réalisation, vidéo éditée (2012) par Daniel Enocq sur YouTube.
♦ Histoire d’eau d’Odorico, vidéo éditée (2012) par Daniel Enocq sur YouTube.
♦ Rennes en 1900, communauté animée par Daniel Enocq sur Facebook.
♦ Les collections du Musée de Bretagne.
Photos : ©Musée de Bretagne, Les Champs Libres.
Que de souvenirs j’ai fait plusieurs restaurations de mosaïques sur la façade d Angers et ces salles de bains et hall d’entrée je me suis vraiment régalé