A sujet réputé repoussant, exposition chiante ? Dédiée à la matière organique la plus tabou, Ô merde !, à voir au musée de la civilisation de Québec, est didactique et ludique. Elle met sur le devant de la selle un sujet souvent évacué du discours culturel à l’heure où, paradoxalement, l’alimentation et son assimilation sont reconnues comme des composantes essentielles de notre épanouissement intime et corporel.
Histoire sociale d’hier à aujourd’hui, enjeux environnementaux et humains de par le monde, espoir d’une revalorisation de ces viles déchets en une ressource intarissable… Sans ornières, l’exposition Ô merde ! observe nos fèces sous tous les angles, de l’anatomie à la science en passant par l’art (qui permet d’exprimer le refoulé). Partant du principe que l’impure fait partie de nous et de notre quotidien, la visite se déroule au gré de cinq tableaux.
Figure familière pour de nombreux foyers outre-Atlantique, un WC American Standard accueille d’emblée le visiteur, qu’un étron doré (celui de l’affiche, Gold Shit, de l’artiste Ava Shire, instagramable à souhait) met illico sur la piste du postulat de l’exposition : déchet ou richesse, quelle valeur devrions-nous attribuer à cette merde que l’on (re)jette avec dégoût aux oubliettes ? Juste à côté, il n’est déjà plus question de reculer, et encore moins de faire la fine bouche : le plasticien belge Wim Delvoye détourne les codes du glamour pour proposer une autre manière d’embrasser le sujet, au propre comme au figuré. Questionnant sans détour notre répugnance, l’empreinte de rouge à lèvres qu’il a apposée sur le papier à en-tête d’un hôtel n’est pas la trace que l’on imagine, éminemment érotique, de ses lèvres, mais celle d’un tout autre baiser que le titre de la série, Anal Kisses (1999), dévoile sans ambigüité.
Zone 1 : parlons merde
Après cette « amorce », l’exposition démarre par un étalage instructif d’éléments de langage, avec un ensemble de termes, des plus savants aux plus populaires, désignant la merde et ses 50 nuances de brun. Et comme de tout « problème », en parler, c’est déjà se libérer…
C’est ensuite le temps de mettre le « nez » dans le vif du sujet par le biais d’une installation olfactive signée Sissel Tolaas, artiste norvégienne vivant à Berlin, ainsi qu’avec la très satirique Merda d’artista (1961) signée Piero Manzoni dont la charge n’a pas pris une ride en soixante ans. Aucun sens qui ne soit en reste dans cette exposition où il n’est pas seulement question de voir : en parallèle des objets anciens (pots de chambre, sièges d’aisance…) qui trônent dans les vitrines, Ô merde ! mise sur l’interaction qui, projection oblige, est le premier pas vers l’acceptation. Explorant le contenu d’une batterie de cuvettes, le visiteur s’initie ainsi à l’anatomie des crottes en se référant à la médicale et très sérieuse échelle visuelle de Bristol, qui classe en sept types les selles humaines, selon leur couleur, leur texture, leur forme… A la clé de cette insolite chasse au trésor, la possibilité d’évaluer, avec sérieux et succès, sa propre production. Une manière d’inviter à regarder la chose en fèce…
Zone 2 : planète toilettes
La seconde partie de l’exposition déploie un décor immersif qui permet d’appréhender les différentes habitudes (pour ne pas dire coutumes) de défécation dans le monde. Au gré d’un corridor de toilettes, huit environnements (intimes ou collectifs) sont scénographiés, de l’expulsion à l’air libre (avec les problèmes de sécurité qu’elle pose) à l’hyper technologie des WC lavants qui font fureur en Asie. Clou de cette zone, la reconstitution à l’identique de latrines antiques donne une idée précise de ce à quoi ressemblaient les toilettes publiques il y a plus de 2 000 ans, avec ses rangées de bancs de pierre et leur indispensable bâton de nettoyage, ancêtre pour le moins rustique du balai brosse (et peut-être même du papier hygiénique). Une étape qui fait voyager, dans l’espace comme le temps (y compris à l’échelle d’une vie, de 0 à 99 ans), à la découverte des pratiques d’autres époques ou cultures.
Zone 3 : gestion des matières fécales
Suite logique, ce troisième « chapitre » aborde les enjeux sociaux et environnementaux qu’engendre la gestion des matières fécales, à l’échelle de la planète. L’occasion de dresser un état des lieux des situations alarmantes dont souffrent les habitants des pays en voie de développement. Et de révéler les inégalités qui privent une partie de l’humanité d’un accès à l’eau (donc aux commodités), lequel explique en partie l’absence terrible d’installations sanitaires dans certaines villes et villages, avec pour conséquence l’insalubrité et les maladies dues aux contaminations hydriques (pollution par les matières fécales).
Trois portraits donnent aussi une humanité et des visages aux travailleurs de la merde en 2021 : une femme intouchable Indienne, un Haïtien vidangeur de latrines et un technicien d’une station des eaux usées en Occident, tandis qu’en vitrine deux modèles de toilettes auto suffisantes (fonctionnement sans eau), primées lors du concours Reinvented Toilet Challenge ! organisé sous l’égide de la Fondation Bill et Melinda Gates, illustrent les innovations susceptibles d’apporter une solution à ces injustices… Un sujet sensible pour lequel le musée use d’une approche faussement divertissante, La Roue de l’infortune dénonçant cette triste réalité sous couvert d’un jeu qui rappelle qu’au grand loto de l’existence tous n’ont pas notre chance…
De jeux, drôles cette fois, il est aussi question avec la bien-nommée CACArcade, décrite comme « une expérience artisticoludique et interactive autour des enjeux sanitaires liés à la gestion des matières fécales », via quatre interfaces vidéo en lien avec les contenus présentés dans l’exposition, à l’instar du Tire dans l’tas qui s’intéresse au traitement des eaux usées et montre comment, joystick en main, assainir l’eau souillée.
Direction ensuite la Salle de pet, où le visiteur se prête à un rituel de désinhibition et peut « s’interroger sur le concept de bienséance de ce fameux pet. » Pour les organisateurs, « c’est en acceptant ce pacte du laisser-aller qu’il peut s’installer sur un banc qui analysera notamment la teneur en sulfure d’hydrogène, de façon à décortiquer et comprendre le mécanisme physiologique de la production de gaz intestinaux de même que le processus de fermentation des nutriments et l’action synergique des bactéries. »
Zone 4 : l’or brun, caca gold, caca ressource
Pour clore le parcours, un dernier espace se consacre à un sujet d’avenir qui pourrait bien changer notre regard sur la merde : la revalorisation de la matière fécale, à considérer comme une richesse plutôt qu’un déchet. Comment le caca pourrait-il devenir une ressource inépuisable du futur ? Quid des toilettes sèches et de la législation qui entoure leur développement en milieu résidentiel ?
Pour donner corps à cet espoir, l’exposition québécoise assume pleinement sa mission d’information, cherchant « à décortiquer, comprendre et rétablir le cycle ininterrompu du caca » (déjection/recyclage/énergie/production/alimentation/déjection…) tandis que, multipliant les pistes, un panel de solutions démontre l’ampleur des enjeux qui se cachent derrière la merde (compostage, biogaz, biométhane, engrais, urine, recette de détergeant à base d’eau souillée filtrée…).
♦ Exposition Ô merde !, du 17 juin 2021 au 26 mars 2023.
♦ Conception et réalisation : Musée de la civilisation, à Québec.
♦ Présentation : H2O Innovation, en collaboration avec Recyc-Québec et Cascades.
Photos : François Ozan, Icône.