Produite et mise en boîte en mai 1961, chaque Merde d’Artiste contient 30 grammes d’excréments de Piero Manzoni. Alors vendus au poids, indexés sur le cours de l’or, les 90 exemplaires de cette œuvre font le bonheur des collectionneurs. Leur cote ayant depuis longtemps dépassé celle du métal jaune, le 60e anniversaire de cette scandaleuse série est l’occasion de se pencher sur les relations sulfureuses entre la merde et l’argent, le contenu et le contenant…
Enfermés dans une conserve numérotée et signée, ces étrons de Piero Manzoni (1933-1963) n’ont manifestement pas de date de péremption. Au contraire, ils se bonifient. En six décennies, leur valeur s’est progressivement envolée. Boudés au moment de leur création, les originaux s’arrachent désormais aux enchères. Si jusqu’à l’orée du XXIe siècle, 20 000 à 30 000 euros pouvaient suffire pour se porter acquéreur de ces boîtes en fer blanc de 4,8 x 6,5 cm, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Pas moins de trois exemplaires ont ainsi déjà atteint ou dépassé les 200 000 euros (hors frais) entre 2015 et 2020 pour une estimation pouvant aller jusqu’à 180 000 euros, mais souvent comprise entre 80 et 120 000 euros, fourchette dans laquelle semble s’être longtemps cantonné leur prix moyen en salle des ventes.[1] Alors que l’once d’or (28 grammes environ, ce qui est peu ou prou le poids d’une de ces boîtes) s’échange en ce moment autour de 1 500 euros, une Merda d’artista vaudrait donc potentiellement cent-trente fois plus : une valorisation remarquable pour un vulgaire déchet corporel ! A méditer au moment d’actionner la chasse…
De l’épicerie… au musée
Bien qu’elle soit synonyme de répulsion et de saleté, comment expliquer l’engouement pour cette matière fécale extraordinairement élevée au rang d’art ? Maintenue (en principe) hors de toute altération par un procédé d’appertisation qui invite à faire un savoureux parallèle avec n’importe quel pâté, ladite déjection doit tout d’abord son salut au contenant qui assure, au propre comme au figuré, sa conservation.
D’ordinaire, les boîtes de conserve sont destinées à préserver les qualités d’une denrée consommable qui, des rayonnages des épiceries aux stocks anti-pénurie des « survivalistes », ira garnir les réserves de notre garde-manger. Sauf que, par un étrange glissement, le « placard » se nomme galerie privée, coffre de banque ou encore musée, lieux dans lesquels le mot « conserver » prend un sens patrimonial, avec un enrichissement potentiel à la clé. De la conserve à la conservation, donc.
Tout s’achète, tout se vend
Tout serait-il bon dans le côlon ? Ici, la valeur du produit (l’on n’ose parler d’aliment) n’est pas gustative, ni nutritionnelle, elle est culturelle. Nourrissant la polémique, Merda d’artista renvoie à la société de consommation, dans une charge plus féroce encore que les Campbell’s Soup Cans qu’Andy Warhol inventera l’année suivante, en 1962.
Sous l’apparente neutralité d’un packaging dont le kraft n’a rien de pop, Piero Manzoni compose en fait une satire amère du marché de l’art et de ses initiés. Sans complaisance, son œuvre apporte la preuve que ce système élitiste est capable de miser des sommes folles sur un concept déconnecté de toute valeur intrinsèque. Un jugement acerbe qui ne se retourne pourtant pas contre son auteur puisqu’une seule condition se pose à ces transactions qui dépassent le cadre de la raison : que l’œuvre soit le fruit d’un génie, du moins reconnu comme tel, la cote n’étant que le reflet (fluctuant) de l’intérêt qui lui est porté. Pari risqué mais pari gagné pour Manzoni…
Boîte de Pandore
Protégé de la sorte, son message a l’assurance de demeurer « consommable » très longtemps. Piégeant une marchandise que d’aucuns trouvent d’ordinaire dégoûtante, chaque boîte maintient durablement au secret ce caca qui ne saurait être montré et doit demeurer caché aux yeux (et au nez) de tous. Car à l’instar de celle de Pandore, il ne faut pas l’ouvrir sous peine de prendre un risque. [2] Ce danger, celui de la fuite ou de la corruption du contenu, certains collectionneurs l’ont d’ailleurs expérimenté. Sur les quatre-vingt-dix conserves produites par Manzoni, une dizaine a déjà connu de sérieux problèmes d’étanchéité. En cause, la corrosion, la pression du gaz formé par les bactéries contenues dans la matière fécale que Manzoni présente, non sans ironie, comme « conservée au naturel ».
Un travail de transformation, artistique et corporelle
Paradoxalement, ce mal engendre deux biens : la matière putride et l’odeur nauséabonde qui s’en sont échappé ont eu raison de la suspicion qui entourait le contenu depuis sa création « culottée » : plus aucun doute, il s’agit bel et bien de merde, même si aucune analyse ne peut confirmer sa provenance, si ce n’est qu’elle est humaine. De plus, par ces accidents (dont on peut se demander s’ils n’étaient pas prévus par le facétieux auteur), la création sera peut-être amenée à se modifier au fil du temps, maintenant une sorte de suspens permanent. Susceptible de se manifester de manière lente ou fulgurante, la matière fécale libérée change alors le statut de l’œuvre, mettant de façon inattendue les fonctions digestives et l’art sur le même plan : bien que créée il y a soixante ans, celle-ci devient une « performance » vivante, un « happening » qui, à sa manière, rappelle que les excréments qui nous révulsent tant résultent d’un travail corporel de transformation…
Une matière sacrée
Selon les alchimistes justement, les matières fécales pourraient devenir de l’or, à force de transmutation. L’encyclopédie des symboles [3] nous apprend d’ailleurs que « dans un vaste ensemble symbolique ordonné par les valeurs de la digestion, l’excrément a été souvent considéré comme une matière sacrée, mise en correspondance avec la royauté de l’or. » Si, dans l’absolu, la merde est un déchet métabolique qui ne vaut rien, c’est assurément la signature de Piero Manzoni qui confère de la valeur à la vile matière. Le Dictionnaire des symboles [2] le confirme : « L’excrément est considéré comme chargé d’une partie importante de la force vitale – homme ou animal – qui l’a éjecté ». Dans l’argumentaire de vente qui accompagnait ces provocantes conserves, Manzoni écrivait : « Si les collectionneurs veulent quelque chose d’intime, de vraiment personnel de l’artiste, voilà la Merde d’artiste, vraiment à lui.» [4]
L’admiration en question
Acquérir une Merde d’Artiste reviendrait donc à s’offrir non pas un pan mémorable de l’œuvre provocatrice de Manzoni, mais un morceau noble de lui-même. Son esprit serait-il là, piégé dans ce caca comme dans un ex-voto ? Avec cette série pleine d’ironie, c’est en fait nous que l’artiste met en boîte. Impossible d’admirer son trivial chef d’œuvre (que les freudiens assimilent au premier cadeau à ses parents de l’enfant au stade anal, véritable métaphore de la création). Sans contemplation, entre l’artiste et son public, tout devient affaire de confiance… aveugle. Ou comment payer très cher une chose taboue dont on ne peut – ni veut – rien voir, savoir, et encore moins sentir.
Photos : Piero Manzoni, avant 1963, Gianfranco (Wikimedia Commons) ; Piero Manzoni – Merda D’artista (1961), Jens Cederskjold (Wikimedia Commons).
[1] Florilège d’enchères (prix au marteau) pour une Merda d’Artista (1961) numérotée, datée et signée (source Artprice) : 220 000 euros le 06/12/2016 chez Il Ponte Casa D’aste Srl, Milan (lot n°278) – 202 980 euros le 16/10/2015 chez Christie’s, Londres (lot n° 102) – 200 000 euros le 16/06/2020 chez Sotheby’s Italie (lot n°11, vente en ligne) – 129 000 euros le 28/10/2014 chez Cornette de Saint Cyr, Paris (lot n°7) – 106 267 euros le 28/06/2012 chez Christie’s, Londres (lot n°190) – 103 200 euros le 20/10/2008 chez Sotheby’s, Londres (lot n°17) – 96 774 euros le 22/05/2007 chez Sotheby’s, Milan (lot n°255) – 92 000 euros le 22/11/2005 chez Sotheby’s, Milan (lot n°309) – 50 000 euros le 26/05/2005 chez Sotheby’s, Milan (n° 258) – 48 021 euros le 13/04/1992 chez Frea Arte, Milan – 32 209 euros le 25/10/2000 chez Sotheby’s, Londres (lot n°28) – 23 606 euros le 08/02/2001 chez Sotheby’s, Londres (lot n°212) – 23 148 euros le 02/07/1998 chez Sotheby’s, Londres (lot n°103) – 22 651 euros le 18/06/1996 chez Finarte, Milan (lot n°174) – 21 824 euros le 27/06/2003, Christie’s, Londres (lot n°151) – 21 640 euros le 21/10/1999 chez Sotheby’s, Londres (lot n°36) – 9 971 euros le 03/12/1987 chez Christie’s, London (lot n°1064).
[2] Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs nombres, 1997.
[3] Encyclopédie des symboles, édition française établie sous la direction de Michel Cazenave, collection Encyclopédie d’aujourd’hui, La Pochothèque, Le livre de Poche, 1997.
[4] Citation extraite de L’art de transformer la merde en or | Gymnastique, la culture en s’amusant, Arte.