A Paris, le musée des Arts décoratifs (MAD) met en scène les évolutions de L’intime, de la chambre aux réseaux sociaux au travers d’une exposition. Les lieux de commodités, la toilette et la beauté comptant parmi ses thèmes fondamentaux, une sélection éclairante de peintures, photographies, objets d’art mais aussi du quotidien, remonte le temps du XVIIIe siècle à nos jours, où la frontière entre vie privée et vie publique s’estompe.
A l’heure où l’intimité s’exprime sur le territoire numérique au gré de publications personnelles qui sont autant de mises en scène narcissiques, l’exposition du MAD porte un regard rétrospectif sur ce qui relevait, il n’y a encore pas si longtemps, de la sphère privée. Pour le musée, l’événement, programmé jusqu’au printemps 2025, est aussi l’occasion de se demander « comment exposer les arts décoratifs et le design dans un déroulement narratif qui les extrait d’une simple contemplation pour leur permettre, à travers leurs usages et les signes qu’ils véhiculent, de nous éclairer sur les bouleversements actuels ? De quelle manière rendre compte des transformations rapides que nous vivons aujourd’hui, dans un quotidien chahuté où les frontières entre vie publique et vie privée deviennent floues et poreuses, où l’intimité s’expose plus que jamais, nous transformant en exhibitionnistes ou en voyeurs ? » [1]
Barrant l’entrée de la nef centrale, un immense trou de serrure invite, symboliquement, à entrer dans le sujet. Par sa forme et sa connotation sexuelle, ce dispositif entre en résonance avec une peinture de Jean-Honoré Fragonard, Le Verrou, qui place le spectateur dans une position de témoin, celui d’une scène de passion, interdite par la morale de l’époque (vers 1777), dans le secret d’une chambre à coucher. Cette pièce (dont le mot n’existe d’ailleurs pas avant le XVIIIe siècle) est celle que l’exposition explore en premier. Et avec elle la figure et la condition de la femme qui, en tant que maîtresse du foyer et de l’intime, lui a été longtemps associée, pour ne pas dire assignée, physiquement et socialement, jusqu’à ce que les révolutions féministes ne parviennent à l’en dissocier.
Du bourdalou au WC lavant
L’histoire des lieux de commodité renvoie naturellement la notion d’intime dans la sphère privée, qui n’a eu (et n’a) de cesse d’évoluer. En témoignent les objets exposés, comme autant de récits d’un usage, d’une réalité sociale…
En photo, ci dessus : Zanele Muholi, Bona, Charlottesville, Galerie Kvasnevski ©Courtesy of Galerie Carole Kvasnevski & Zanele Muholi ; Edgar Degas, Femme assise sur le bord d’une baignoire et s’épongeant le cou, 1880-1895 ©RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay)/Hervé Lewandowski ; Manufacture de Chantilly, Bourdaloue, XVIIIe siècle, porcelaine tendre. A l’intérieur, l’inscription « Ô si pudiera ver », traduisible par « si tu pouvais voir» ou « si tu pouvais jaillir », ©Les Arts Décoratifs/Jean Tholance.
Du bourdalou, ce réceptacle de faïence délicatement ouvragé que les dames plaçaient sous leurs jupes pour se soulager discrètement, y compris en public, au pisse-debout et autres urinoirs portables en plastique pensés pour les festivalières ou les randonneuses quand les toilettes (ou leur entretien) font défaut, l’innovation et les mentalités ont tracé leur chemin. Dissimulé sous une garniture amovible, le bidet destiné lui aussi à, l’origine, à l’hygiène féminine, a pour descendance un WC lavant high-tech désormais dégenré, représenté par l’un des derniers modèles de Toto.
En photo, ci dessous : vue partielle de l’une des salles de l’exposition. Au premier plan, un cabinet d’affaires en noyer, cuir et papier peint (vers 1770) et une chaise de commodité à décor polychrome aux singes astronomes, en faïence (1730), au second plan, trois cuvettes, de la Champion en porcelaine blanche ornée de rinceaux bleus de R.S.S. & Sons (1880-1900) au Washlet Neorest WX de Toto (2023). En parallèle : anonyme, bidet, XVIIIe siècle, en chêne, cuir et faïence ©Les Arts Décoratifs.
Les pièces de céramique, et avec elle leur fonction, se montrent désormais pour ce qu’elles sont et ce qu’on y fait, contrairement aux anciens cabinets d’affaires réservés aux intérieurs aristocratiques, à l’instar du coffre qui, sous l’apparence d’une fausse pile d’ouvrages à reliure de cuir recélait un pot de chambre. Le décor polychrome qui ornait les chaises de commodité a fait place à un design épuré qui, à défaut de motifs, peut être dessiné par un grand nom du design, comme Philippe Starck pour Duravit. Des interdits, dont les artistes contemporains comme Nan Goldin et Sarah Lucas se jouent, leurs objectifs pénétrant les toilettes, tandis que Judy Chicago désinvibilise les menstruations…
L’eau et la toilette sèche
Le bain fait l’objet d’une section à part entière, qui doit son retour en grâce aux recherches modernes sur l’hygiène, l’eau ayant longtemps été suspectée de véhiculer les miasmes. Deux cuves particulièrement emblématiques sont exposées, l’une en zinc, qui semble fraîchement sortie d’un tableau de Degas, l’autre en fonte émaillée qui, équipée d’une robinetterie Porcher, incarne un tournant dans l’histoire de l’hygiène, adoptée par les foyers bourgeois à la fin du XIXe. Une collection de brocs, bassins et de tables de toilettes illustre le passage de la toilette sèche à l’avènement de salle de bains complète, cet inventaire nous suggèrant que « le luxe d’hier est devenu la banalité d’aujourd’hui ».
En photo, ci dessus : vue partielle de l’une des salles de l’exposition. Au premier plan, Tony Robert-Fleury, Le Bain, 1903 ; Baignoire en zinc, fin XIXe-début XXe. Au second plan, table de toilette en bois, faïence de Sarreguemines et rotin, fin XIXe. En parallèle : Félix Rémond, coiffeuse de la duchesse de Berry, 1823, en bois, bronze, marbre et glace.
L’exposition s’intéresse aussi aux rituels de beauté, lesquels soulignent combien « la période récente ouvre à plus de diversité, d’inclusivité et de fluidité des genres, comme à un narcissisme décuplé. » Soumis à des effets de mode, comme le parfum, ils induisent une certaine uniformisation de l’apparence. De la boîte à mouche au poudrier tombé en désuétude « face à la tendance actuelle du naturel glowy », aux premiers bâtons de rouge à lèvres, vers 1870…
En photo, ci dessous : Miroir à main, 1824-1830, en nacre gravée, bronze doré, glace au mercure ©Les Arts Décoratif ; Jules Jean Cheret, affiche La Diaphane, Poudre de riz Sarah Bernhardt 32 avenue de l’Opéra Paris, 1891 ©Les Arts Décoratifs ; Erwin Blumenfeld, Study for an advertising photograph, 1948 (tirage de 1984), dye transfer ©Musée national d’Art moderne (MNAM)/©The Estate of Erwin Blumenfeld, 2024 ; publicité, Le Beau Mâle, Jean-Paul Gauthier ©MAM.
Du jet au jouir
L’apparition du miroir modifie durablement le rapport à soi, reflétant d’abord le visage, puis tout le corps. Un corps dont les représentations sont objet de multiples censures, au même titre que les sexualités. Occupant tout un pan de mur, une vitrine présente ainsi une trentaine de vibromasseurs, objets qui, apparus à l’orée du siècle « révèlent un souci du plaisir féminin jusqu’à devenir des objets de grande consommation à partir des années 1960-1970 aux États-Unis. » Ouvrant des perspectives inédites dans la salle de bains et officialisant la sexualité comme composante du bien-être, Wave, la douchette à main née de la collaboration entre Hansgrohe et Womanizer y figure en bonne place.
En photo, ci dessus : pommeau de douche et masseur Wave, Womanizer, Hansgrohe (2023), appareil de massage vibratoire Pulsoconn, docteur Macaura (1904), Magic Wand HV-150 A, Hitachi (1971, édition 2023) ; vibromasseur Europe Magic Wand (2012, édition 2023).
Illustration en ouverture : visuel de l’affiche de l’exposition ©MAD.
[1] Catalogue de l’exposition, L’intime, de la chambre aux réseaux sociaux, coédition musée des Arts décoratifs/Gallimard, octobre 2024. Extrait de la préface de Christine Macel, commissaire générale (directrice du musée des Arts décoratifs), et de Fulvio Irace, commissaire (historien du design et de l’architecture).
♦ Du 15 octobre 2024 au 30 mars 2025, exposition L’intime, de la chambre aux réseaux sociaux, au Musée des Arts décoratifs (MAD), 107 rue de Rivoli (Paris, 1er).