Au pays du Manneken-Pis, Cristina Cerqueira est une figure bienveillante de la Nuit. Préposée à l’entretien des toilettes d’un lieu underground et festif, elle a inventé un insolite système de rétribution garantissant à tous l’accès aux commodités. Sur la base d’un dessin contre un besoin, ses carnets constituent une collection unique.
Professionnellement, Cristina Cerqueira, 62 ans, exerce ses talents dans deux registres que tout oppose, du moins de prime abord. Le jour, en semaine, elle cuisine, mitonnant des plats végétariens pour un traiteur bio. La nuit, changement d’ustensiles et de pots. Pour mettre du beurre dans ses épinards, elle passe des fourneaux au lavabo et troque sa toque contre une serpillère… et une soucoupe. Après tout, quoi de plus naturel ? Comme elle l’explique, après avoir préparé de la nourriture, « nettoyer les espaces où les gens ont expulsé ce qu’ils ont mangé et bu » fait sens, dans toutes les acceptions du terme, puisqu’une « une chose est dans la suite de l’autre ». [1]
Les week-ends, depuis 2009, Cristina est donc LA dame pipi du Beursschouwburg. Multidisciplinaire, ce bouillonnant centre d’art et de réflexion bruxellois se définit comme « un lieu accueillant et convivial où les relations et les affects participent à titre égal aux réflexions, une maison qui agit comme un tiers lieu, capable de surmonter les oppositions binaires et d’accueillir l’ambiguïté, les nuances de gris et les zones d’ombre, un lieu qui permet aux tensions d’exister tout en nourrissant un profond sentiment de respect et de confiance. » En phase avec cette vision solidaire, Cristina (ci contre, son portrait) veille d’une manière originale à la propreté des toilettes lors des soirées, concerts et autres performances avant-gardistes organisées par cette association qui, par sa programmation pointue, défend la cause des femmes et de la communauté LGBT. Ce lieu alternatif se veut aussi un refuge pour les artistes en devenir : des gloires de la scène y ont fait (font et feront encore) leurs armes, à l’instar du groupe U2 en 1981, ou encore Nick Cave et Tom Waits en début de carrière.
Un territoire de libre expression
Dans l’ambiance décontractée qui caractérise la capitale belge où les écoles d’art sont légion, le public qui s’y presse est jeune, cosmopolite…, et parfois/souvent fauché. Alors, en lieu et place de la traditionnelle obole (50 centimes ou un forfait illimité de 1,5 euros) qui lui tient lieu de (seule) rétribution, Cristina a une idée, généreuse : transformer un service d’ordinaire monnayé en un échange humain… des plus enrichissants. Née au Portugal sous la dictature de Salazar, elle se souvient combien les toilettes peuvent être un territoire de libre expression. « Dans son lycée, elle lisait les slogans antifascistes écrits sur les murs et les portes des toilettes. Là d’où elle vient, les toilettes étaient des lieux de résistance […] Sortir les mots des toilettes pour les libérer devient une évidence. » [2]
Tout le monde peut être dans ses petits papiers
Au diable les usages, à ceux qui ne peuvent pas payer bien que « conscients qu’ils doivent donner quelque chose en retour, que je suis là pour veiller sur eux et le lieu », elle propose depuis 2012 une parade, simple et bienveillante : un dessin contre ses bons soins ! Pour que chacun puisse dessiner, coller ou écrire quelques mots, un poème…, notre dame pipi acquiert du matériel sur ses propres deniers. Qu’importe l’effort d’investissement, Cristina assure qu’elle « [s]’amuse tellement et fait des rencontres tellement agréables ». Sans aucune prétention, elle suit même, durant neuf ans, des cours du soir en histoire de l’art à l’académie d’art de la commune, « un support pour être à la hauteur de ce qu’[elle] propose ». Sur sa table, au même titre que la coupelle qui reçoit en parallèle les petites pièces, une foule de crayons, feutres et autres matières à collages… est mise à la disposition des utilisateurs des WC, sans chichi. Dans ce milieu noctambule, elle a appris « les mots qu’il faut dire » pour être et mettre à l’aise… Les créations spontanées que ce troc insolite engendre prennent vie dans des carnets qu’elle conserve soigneusement, parce qu’elle aimerait « que ça reste, qu’on puisse se rappeler de tout ça ».
Une fenêtre ouverte sur les water-closet
A ce jour, Cristina veille sur près de 250 de ces précieux registres. Exerçant son métier depuis une douzaine d’années – un métier « comme un autre » auquel elle voudrait qu’on « donne enfin, et non redonner, ses lettres de noblesse » – elle peut témoigner des évolutions qu’ont connues les toilettes, ce « lieu de mixité sociale, pas uniquement de genre ». Dans celles du Beursschouwburg, elle note que depuis la disparition de la notion de genre vers 2016-2017, « plus de personnes vont dans les deux espaces », même si « la possibilité d’aller où elles voulaient » existait déjà. Pour résoudre le casse-tête de la signalétique, après avoir entre autres choses testé une représentation de femme à moustache et d’homme à queue de sirène, l’établissement a finalement opté pour une indication strictement formelle : d’un côté une cuvette sur pied, de l’autre un urinoir. L’objet devient de sorte le dernier marqueur symbolique de la masculinité, même si Cristina assure que des « femmes l’ont utilisé, des gymnastes qui n’ont pas peur de montrer leur corps ».
Cette collection unique d’art contemporain, ô combien personnelle et sensible, Cristina la donne volontiers à voir. Dernier accrochage en date, celui de La Fonderie, musée bruxellois des industries et du travail. Intitulée Piss and Love, l’exposition fait écho à une autre, Oh ! Ça ne coule pas de source, et « approche la question des toilettes publiques dans l’espace urbain bruxellois, en mêlant photographie et art plastique, intrigue et revendication », les visiteurs pouvant couvrir les murs de leurs dédicaces. Les petits trésors de Cristina y sont mis en perspective avec les clichés de Patrice Niset, reproduits sur des lunettes de WC, manière d’observer la société par cette lorgnette. Ces œuvres dialoguent avec les graffiti de Danger Dan, « passionné par la démarche de Cristina depuis plusieurs années et qui travaille à ses côtés pour la mise en valeur de sa collection » [2]. Avec lui, elle poursuit le projet d’une publication de ces dessins aux thèmes variés, faits aux toilettes, pour remercier d’y avoir accès dans de bonnes conditions, mais sans forcément se limiter à les représenter.
[1] Citation issue du reportage TV, sans filtre et passionnant, consacré à Cristina Cerqueria dans l’émission Hors Cadre, par le media bruxellois BX1.
[2] Extrait du dossier de presse de l’exposition Piss and Love à La Fonderie, musée bruxellois des industries et du travail (Molenbeek St-Jean), à voir jusqu’au 26 juin, en écho à Oh ! Ça ne coule pas de source.
Photos : Cristina Cerqueira (dessins), Musée de la Fonderie (exposition Piss and Love, en ouverture).
Article trés drôle et sympathique. C’est toujours passionnant de trouver des gens qu’on qualifie en général de simples et qui se révèlent tellement créatifs, originaux, généreux qu’ils dynamisent leur entourage et font bouger les lignes. Félicitations