« Il est des monuments qu’il faut qu’on tue ! » Publiée en 1923 dans les colonnes d’un quotidien culturel [1], cette sentence d’une violence sans appel témoigne de l’opprobre alors jetée sur les vespasiennes, précipitées dans les basses-fosses de l’histoire au tournant des années 1980. Des toilettes publiques aux oubliettes ? Autrefois intimement liées au paysage parisien, les tasses ont trépassé lorsque la morale s’en est mêlée…
C’est à un empereur qui tenait à mourir comme un homme urine, c’est-à-dire « debout » [2], que les vespasiennes doivent leur nom. Celui-là même qui, ayant levé un nouvel impôt sur l’urine 70 ans après le début de notre ère [3], balaya la contestation d’un constat encore d’actualité dans le monde des affaires et ses plus troubles des transactions : l’argent n’a pas d’odeur, quelle que soit son origine, fut-elle fétide [4]. Un parfum de morale et d’interdit entoure pourtant ces constructions dont il ne subsiste (presque) rien aujourd’hui. Car, en toute logique, les précieux édicules [5], apparus sur les trottoirs de la capitale à l’orée des années 1830, devraient porter le patronyme de celui qui organisa leur déploiement. Bien qu’il ordonna l’installation de plus de 450 de ces urinoirs dans Paris, le comte de Rambuteau (1781-1869), alias Claude-Philibert Barthelot, préfet de la Seine de 1833 à 1848, fit en sorte que les nouvelles « colonnes Rambuteau » moquées par ses détracteurs [6] soient vite associées à Vespasien, dont les levées en liquide (un mot dont le double sens s’apprécie pleinement ici) financèrent des choses aussi monumentales que… le Colisée.
Si tous les chemins mènent à Rome, on devine sans peine que la référence à l’Antiquité a surtout servi à placer à bonne distance de l’homme soucieux de préserver sa bienséance cette paternité mal assumée, l’autocensure en disant long sur ce silence. Les toilettes sont décidément de grandes muettes : nulle trace non plus de ces édifices dans l’inventaire des créations de Gabriel Davioud (1824-1891) [7] qui œuvra au renouveau de Paris sous Napoléon III en qualité officielle d’inspecteur général des travaux d’architecture de la ville et d’architecte en chef au service des promenades et plantations. Toute une carrière de théâtres, grilles, kiosques, fontaines, pavillons… Et si sa page Wikipédia lui attribue bien l’invention des fameux kiosques de presse parisiens (1857) sous les ordres du baron Haussmann, préfet de la Seine de 1853 à 1870, le lien qui unit les iconiques colonnes devenues Morris et les pissotières – qui ne formaient à l’origine qu’un seul et même édifice [8] – est soigneusement omis. Voire honni ?
Se Wallacer la face
Comment se fait-il que les colonnes Morris, fontaines Wallace et autres bancs, lampadaires et grilles d’arbres qui confèrent son image d’Epinal à la capitale aient eu « droit au chapitre » et soient relativement préservées, mais pas les vespasiennes, dont le style Belle Époque (pour ne parler que des modèles originels) était pourtant en tout point conforme à ces icônes du pavé parisien ? Pour Marc Martin, auteur de Les Tasses. Toilettes publiques – Affaires privées, ouvrage [9] tiré de l’exposition éponyme [10] qu’il a mont(r)ée et qui se prolonge par une visite virtuelle [11], « la mise sous le tapis de toute cette architecture est une injustice. » Passionné par ce mobilier urbain envers lequel la mémoire collective se montre si oublieuse, il avance une explication avec l’envie de « redonner de la clarté à toutes ces histoires sombres », d’autant qu’elles entrent en résonance avec la sienne, sa « propre expérience ». (Photo : Marc Martin, Chapeau Marcel, collage, 2017. Clin d’œil à Fontaine, l’urinoir de Marcel Duchamp).
Car, derrière la mise au ban des vespasiennes (les tasses, en argot) « issues d’un régime patriarcal et binaire », se cache un tabou dont le voile se superpose à celui, déjà bien épais, des toilettes. « Conçues par des hommes, pour les hommes » [12], les vespasiennes « permettent de comprendre la sociabilité interlope », bien au-delà de leur utilité première par « un détournement d’usage ». Constituant un « espace privé dans l’espace public », elles ont aussi longtemps « abrité des relations secrètes avec l’alibi du besoin naturel ». Rappelons-nous que, jusqu’en 1981 [13], l’homosexualité est considérée comme un délit. Ces endroits fermés sur eux-mêmes – mais ouverts à chacun – sont alors les seuls où s’exerce, par défaut et en catimini, « l’accueil des minorités » aussi bien que celui de monsieur Tout-le-Monde qui s’y presse pour un besoin qui l’est tout autant. Reste à savoir lequel… (Illustration : Raymond Peynet pour le périodique satirique Le Crapouillot, 1970).
De l’hygiène à la salubrité
De fait, alors qu’elle implique le partage d’un même lieu, la notion de collectivité cohabite avec ce qui relève du privé, « quand on est seul avec son intimité, ses pulsions ». C’est là, dans ces non-dits, dans ce non-visible, ce possible, cette proximité et ses échanges, réels ou fantasmés, que se cache « la mythologie mâle de la pissotière » [14] et son pendant pavlovien, la répression policière. Parce qu’elles voient d’un mauvais œil ces « espaces de libertés trop flagrants et incontrôlables », les autorités n’auront de cesse de les surveiller, de les mon(s)trer du doigt, de procéder à des arrestations pour outrage aux bonnes mœurs, attentat à la pudeur, incitation à la débauche, prostitution… Dès 1870, une police spéciale est même créée (Photo : cahier des arrestations pour outrage à la pudeur, Archives de la police de Paris, année 1877, collection Marc Martin). Un siècle plus tard, dans ces sanitaires exclusivement masculins, la brigade mondaine a le droit de faire appliquer une règle, montre en main : trois minutes suffisent pour pisser. Gare à celui qui prend son temps : on ne badine pas avec le détournement d’équipement public, il faut aller vite en besogne !
Pour les vespasiennes aussi, les jours sont comptés. En 1961, un décret a précipité leur fin. « Parce que le passé donne des clefs », Marc Martin s’efforce par son approche hybride, à la fois artistique et historique, de rendre à « ces lieux de passage et de sociabilité atypique [qui] voyaient les classes sociales s’estomper, les cultures se mélanger […] leur part troublante de sensualité. » Dès lors, les vespasiennes (les individuelles en dernier) sont arrachées du bitume aussi sûrement que des verrues [15]. Paris entend se refaire une « beauté ». Tant pis si le ravalement n’est que de façade et que rien (ou si peu) ne vient les remplacer, contribuant à une pénurie de toilettes publiques qui perdure encore [16]. Concessions obligent, celles qui font encore de la résistance dans les années 1970 doivent leur salut temporaire au refus de la mairie de racheter les contrats d’affichage qui courent encore sur 10, 20, voire 30 ans. C’est d’ailleurs Decaux, qui se targue d’être l’inventeur du concept du mobilier urbain publicitaire, qui prendra le relais (et le marché !) de ces pissotières jusqu’alors sans monnayeur, donnant voix dans les années 1980 à un slogan populaire et railleur : « Chirac ? Tu chies, tu raques ! ».
Photo ci-dessus, vespasienne du boulevard Voltaire à la fin des années 1970, Paris, ©Rémi Berli. Photo d’ouverture, vespasienne de la gare d’Orsay, Paris 1950, collection Marc Martin.
[1] Extrait de l’article de Gaston Pawlowski, L’agonie des vespasiennes, Comediæ-Journal, 16 novembre 1924 (cité par Marc Martin, en page 20 de son livre).
[2] Suétone, Vie des douze Césars, traduit par Théophile Baudement, 1845. Lien.
[3] L’urine était alors utilisée comme agent dégraissant par les tanneurs et les teinturiers du fait de sa concentration en ammoniaque. Stockée dans des cuves, elle servait aussi à blanchir le linge.
[4] Suétone raconte que Vespasien convainquit son fils Titus du bien-fondé de ladite taxe en agitant sous son auguste nez une poignée de pièces issues de cette redevance sur les latrines publiques. Invité par son père à se prononcer sur le fait que cet argent « sentait mauvais », Titus répondit que non. Lui rétorquant que « C’est pourtant de l’urine », Vespasien conclut l’échange par cette phrase, passée à la postérité : « Pecunia non olet » (l’argent n’a pas d’odeur).
[5] Cette expression imagée est tirée du titre du livre de Claude Maillard, Les vespasiennes de Paris ou les Précieux Edicules, La Jeune Parque, 1967.
[6] Source.
[7] Source.
[8] Le dispositif combinait un support d’affiches à l’extérieur et des urinoirs à l’intérieur. Source.
[9] Marc Martin, Les Tasses. Toilettes publiques – Affaires privées, 2019, Agua. Lauréat du Prix Sade 2020 du Livre d’Art.
[10] Revendiquant le droit, en tant qu’artiste de « partir d’un sujet tabou », l’exposition du plasticien a notamment fait escale, outre Bruxelles et Berlin, au Point Ephémère, centre d’Art vivant dédié aux idées émergentes (200 Quai de Valmy 75010 Paris), du 19 novembre au 01 décembre 2019.
[11] Source.
[12] Marc Martin avance qu’au début du XXe siècle Paris a compté jusqu’à 2 000 pissotières pour seulement 12 chalets d’aisance qui désignaient, avec une certaine poésie, les toilettes pour dames dont les besoins naturels sont manifestement ignorés.
[13] Après examen à l’Assemblée nationale, le texte dépénalisant l’homosexualité est adopté le 20 décembre 1981, par 327 voix contre 155, sur une proposition portée par l’avocate et militante féministe Giselle Halimi et le ministre de la Justice, Robert Badinter. Source.
[14] In Julien Darmon, Uriner, 2012 (cité par Marc Martin, en page 20 de son livre).
[15] Une seule vespasienne parisienne subsiste encore, boulevard Arago, dans le 14e arrondissement (face à la prison de la Santé).
[16] Contrairement aux dispositions prévues par les articles 3 et 4 du Bulletin Municipal Officiel du 29 mars 1961, qui prévoyait pourtant le remplacement systématique d’un urinoir détruit par « une installation similaire » ainsi qu’une inscription au budget de l’année suivante de fonds destinés à la construction, la modernisation et l’entretien des installations. In Claude Maillard, Les vespasiennes de Paris ou les Précieux Edicules, La Jeune Parque, 1967.