Alors que, partout en France, des usines et ateliers suspendent leur production, écrasés par les prix de l’énergie, la Jurassienne de Céramique Française, qui avait stoppé la sienne en mars 2022, a redémarré. Interview de Manuel Rodriguez, président du groupe Kramer, propriétaire de ce site récemment acheté à Kohler.
Sdbpro – Alors que des usines se mettent à l’arrêt, la Jurassienne de Céramique Française commence à produire. Comment est-ce possible ?
Manuel Rodriguez – Au cours des six ou sept mois durant lesquels la production a été suspendue, nous avons fait ce que les autres n’ont pas pu faire, c’est-à-dire préparer le démarrage. La production a été stoppée, mais les équipes de maintenance n’ont pas chômé un seul jour, de même que les équipes de développement. Les premières ont travaillé sur le réseau de chauffage… A niveau de production équivalent, la consommation a pu être diminuée de 35 %.
Vous avez signé un contrat de fourniture de gaz ?
Manuel Rodriguez – Non, c’est notre choix. Le niveau de tarif bloqué pour 2023 aurait été impossible à tenir. Aujourd’hui, nous achetons sur le marché spot – au cours du jour – et notre prestataire nous facture l’électricité et le gaz à leur prix moyen journalier. Nous avons déterminé qu’une cuisson coûte entre 7 000 et 20 000 euros selon le prix du gaz, ce qui est bien supérieur à ce qui était du temps de Kohler… Mais notre stratégie tient la route, parce que nous avons réduit nos consommations d’énergie et que nous avons accepté, pour redémarrer, des prix qui peuvent monter assez haut, mais aussi redescendre en dessous de la moyenne que nous nous sommes fixée, et qui est tenue pour l’instant. L’hiver est plutôt clément… Si les températures extérieures baissent, ce sera au passif de cette moyenne. Cette année, on assume de payer un cours élevé tout en limitant la casse, car nous sommes encore en mode dégradé. Mais on a des couvertures pour 2024.
Avez-vous pensé que cette remise en route pourrait ne pas avoir lieu ?
Manuel Rodriguez – En tant que chef d’entreprise, à aucun moment ! Ma stratégie a consisté à mettre la société et sa trésorerie à l’abri, en quelque sorte en PLS – position latérale de sécurité. Mais son cœur n’a pas cessé de battre. Au mois de mars 2022, lorsque nous avons arrêté, nous aurions dépensé 400 000 euros par mois d’énergie. Un délire ! Se mettre à l’abri, donc, et tirer profit de cette mise en sommeil pour préparer l’usine et développer les nouveaux produits. Nous sommes des petits nouveaux, mais nous avons beaucoup travaillé, et en tant que PME, nous sommes rapides. Ce projet embarque tellement de bonnes volontés et de compétences, en interne et autour de nous…
Où en est votre carnet de commande ?
Manuel Rodriguez – On est à 90 000 pièces. Sans compter la partie hors MDD, qui sera constituée avec les produits du catalogue moyen-haut de gamme de La Jurassienne de Céramique Française (JCF), bientôt prêt. Puis viendra l’offre Horus. L’équipe de développement a créé, durant la mise en sommeil, une cinquantaine de produits – vasques, WC à poser suspendus, receveurs de douche ultraplats… Si tout va bien, nous passerons rapidement la barre des 100 000 pièces. Les clients nous suivent.
Qu’est-ce qui intéresse vos clients ? Le made in France, la livraison rapide… ?
Manuel Rodriguez – Pour la GSB, hors les deux majors qui font avant tout du sourcing et n’ont pas besoin de nous pour trouver de la céramique, c’est clairement le made in France. Avec la distribution professionnelle, qui constitue l’essentiel de notre clientèle, c’est différent : elle s’inscrit dans une vraie démarche RSE. Ce qu’elle vient chercher chez nous, c’est aussi la disponibilité des produits, car les industriels qui livrent en moins de trois mois ne sont pas si nombreux. D’ailleurs, si les receveurs de douche en béton de résine se vendent autant, c’est avant tout à cause du manque de disponibilité de la céramique. Ce n’est pas un problème de poids, de finitions ou de recoupable, qui représente moins de 5 % du marché ! Le sujet, c’est la disponibilité des produits. Cette année entre parenthèse nous a permis d’observer, de benchmarker… Cette usine, qui ne faisait plus que des produits complexes – des cuvettes WC, des grands lavabos, du grès – a été réorientée. Qui peut le plus peut le moins. J’ai écouté mes clients : les produits les plus simples sont ceux qui sont le plus souvent en rupture sur le marché.
Où se situe le point de rentabilité ?
Manuel Rodriguez – La rentabilité peut être obtenue autour de 100 000 pièces. Mais l’objectif est de faire tourner les installations correctement. Notre business model est le même que celui de Kramer : faire du volume grâce aux MDD, et exploiter sous la marque Jurassienne le segment du moyen-haut de gamme et sous la marque Horus celui du luxe. Je suis un adepte et un défenseur de la MDD, et je me fais fort de démontrer qu’elle n’est pas l’ennemi du marché, mais un marchepied pour les grandes marques. Alterna en est une, numéro un en France en nombre de pièces. Et Saint-Gobain est à nos côtés depuis le début. Lorsque Saint-Gobain ou Téréva nous accompagnent, ce n’est pas du marketing, c’est une vraie stratégie RSE. Dans leur grande majorité, les grandes marques ne fabriquent que 40 % de ce qu’elles commercialisent et sous-traitent le reste, elles n’en sont pas moins des industriels pour autant. Lorsque notre carnet de commande sera de 500 000 pièces, nous ne pourrons pas nous-même tout produire en France, d’autant plus si la crise perdure.
Donc, vous êtes optimiste…
Manuel Rodriguez – Aujourd’hui, tout le monde participe à l’effort – soit cinquante-huit personnes au moment où je vous parle, à temps plein ou partiel. Tout le personnel est à l’usine et on a même embauché quatre personnes. On prépare les installations qui nous permettront de recevoir des stagiaires et on se prépare sur le court, le moyen et le long terme, à l’embauche et à la formation. Mais si la crise dure, ce sera un drame, pour nous comme pour les autres. Le prix des containers est retombé, il est même inférieur à ce qu’il était avant le Covid : l’Asie va revenir en force et l’industrie européenne, qui s’est retrouvée noyée sous les commandes quand elle a fait défaut, va souffrir. Si l’Etat ne règle pas le problème de l’énergie, du prix de l’électricité indexé sur celui du gaz, les entreprises vont mourir. Notre plan d’avancement dépendra du prix de l’énergie. Nous sommes arrivés dans ce métier en solo, nous nous sommes débrouillés, mais ce que l’on paie aujourd’hui est pénalisant et ne permet pas de faire du 100 % made in France. L’État propose des aides indexées sur les consommations d’énergie de 2021, mais nous n’existions pas à ce moment-là ! On ne rentre pas dans les cases, donc on est en marge des mesures… C’est pourquoi nous continuons d’alerter.