Sotheby’s Paris met en vente une pièce unique de l’artiste François-Xavier Lalanne. La Famille Hippopotames compose une salle de bains sculpturale, comprenant baignoire, bidet et WC en bronze patiné… estimée autour de 2,5 millions d’euros.*
Fonctionnelle, cette extraordinaire salle de bains est une commande spéciale de l’actuel propriétaire auprès de François-Xavier Lalanne (1927-2008) qui, avec son épouse Claude, elle aussi sculpteur, a gravité dans la sphère des surréalistes et des nouveaux-réalistes. Débridant les arts décoratifs, l’inclassable couple d’artistes est réputé pour ses pièces hybrides, à la fois œuvre et mobilier, François-Xavier Lalanne arguant avec humour que « quand on peut s’asseoir sur une œuvre, elle devient plus familière. »
De la sculpture monumentale aux objets du quotidien
Dans un ouvrage consacré aux Lalanne, l’historien de l’art Daniel Abadie écrivait que « l’ombre du surréalisme plane sur les réalisations parfaites et d’apparence si ingénues de François-Xavier Lalanne, accentuant insidieusement l’incongruité de leur fonction, soulignant que, dans son bestiaire, l’imaginaire se donne libre cours sous le masque de l’usage et du quotidien. »
Parmi ses créations réconciliant l’art et la fonction (sans pour autant se résumer à celle-ci donc), citons pêle-mêle les crocodile-fauteuil, mouton-banquette, autruches-bar, mouflon-secrétaire, rhinocéros-bureau, gorille-coffre-fort, babouin-cheminée, oiseau-lit… sans oublier la très ironique mouche-WC, avec cuvette en porcelaine bleu-nuit, lunette en palissandre de Rio, ailes en Altuglas, abattant en laiton platiné et distributeur de papier logé dans la bouche.
Un trio de sculptures au service de l’art… de vivre
L’insolite salle de bains-œuvre d’art est donc emblématique de ce penchant avéré pour les sujets animaliers… et de l’importance accordée avant l’heure à la nature. Associant bronze patiné, cuivre, métal doré, bois et céramique émaillée, les trois pièces signées qui la composent prennent la forme d’une imposante famille d’hippopotames à la poésie loufoque. À moins que leurs carapaces ne soient ouvertes, impossible de deviner la destination usuelle de ces objets chimériques. Pourtant, la maman se révèle être une généreuse baignoire tandis que les deux jeunes mammifères forment un bidet et des toilettes à nul autre pareil.
L’utile se logeant à bon escient sous le futile, à bien y regarder, leurs ventres gonflés recèlent moult cachettes. Dans l’esprit des meubles à secrets du siècle des Lumières, les créations de ce touche-à-tout de génie intègrent des fonctions dissimulées : un lavabo dans la « gueule » de la baignoire qui s’ouvre comme un coffre, un miroir rond orientable dans la mâchoire supérieure, le porte-savon et la douchette logés dans les flancs, le papier toilette sous le revers de la carapace des toilettes, abrité par une excroissance en laiton… Chaque pièce contient ainsi en soi un amusant cabinet de curiosités car, pour le sculpteur, « l’art c’est comme la vie : ça ne devrait pas être aussi sérieux […] cela m’amuse de mettre une dimension utilitaire dans la sculpture. On a trop sacralisé l’art en Occident. Le fait de donner un usage à une sculpture lui restitue une dimension familière et la descend un peu de son piédestal. » Après tout, ces animaux qui protègent leur peau de la morsure du soleil en passant de longues heures immergés ne sont pas si incongrus dans la salle où l’on paresse dans son bain…
Des WC avec vue
Parlant de cette « création exceptionnelle » qui constitue un petit monde enchanté, le commanditaire assure qu’il a « utilisé quotidiennement cet ensemble, pratique et plein de charme » dans sa maison du XVIIIe située sur la rive suisse du lac Léman, un décor peint (dont l’artiste a validé l’idée) mettant en scène une jungle luxuriante tout autour de la pièce. « Seule petite difficulté, le plombier suisse nous déclara que le dispositif de chasse d’eau du WC n’était pas aux normes et qu’il ne pouvait pas l’installer. Lui ayant expliqué qu’il s’agissait d’une œuvre d’art et pas d’un WC, il fut d’accord et en effectua la pose… »
Dans la notice du catalogue de la vente Design de Sotheby’s, le collectionneur se remémore avec passion la genèse de cette œuvre qu’il aura donc utilisé pendant près de trente ans : « Fascinés par la fameuse baignoire hippopotame en résine stratifiée bleue de Teeny Duchamp […] nous lui avons demandé de nous créer non seulement une baignoire semblable, plus accessible, mais aussi un WC et un bidet. Cette proposition interpella François-Xavier car il nous informa que les femelles hippopotames n’avaient pas de grossesses gémellaires, et que de ce fait notre idée n’était pas réalisable. En conséquence nous avons dû lui expliquer que ce second petit hippo pouvait être un ami du premier et que donc c’était possible d’avoir les deux dans la même salle de bains, sous l’œil de la maman… Il se rendit à cet argument, mais demanda à ce qu’il puisse effectuer lui-même la disposition de ces gros mammifères. Grâce à ceci, assis sur les WC, le bébé regardant sa mère, nous profitions d’une vue exceptionnelle sur les montagnes environnantes. »
Record à battre
Florent Jeanniard, directeur Europe du Design chez Sotheby’s « ose espérer que le futur acquéreur acceptera l’idée de se baigner dans une œuvre d’art » dont l’artiste a étudié la praticité dans des croquis préparatoires. Et de souligner combien François-Xavier Lalanne « très grand dessinateur, est allé au bout du bout avec cet objet parfait », évoquant avec enthousiasme « l’idée de flottement dans ce bain au-dessus du vide, du fait de la hauteur des pattes, un peu comme dans le ventre de Mobby Dick ». Selon cet expert, rares sont les artistes à avoir « surmonté la difficulté d’introduire une œuvre d’art dans un lieu aussi inattendu que la salle de bains », y compris sur le plan technique. Il a fallu en effet rehausser d’une dizaine de centimètres tout le sol de la pièce pour faire passer les évacuations et arrivées d’eau, les éléments étant tous installés en îlot, chacun pesant entre 150 et 400 kilos.
Présentée pour la première fois sur le marché de l’art par Sotheby’s lors de la vente Design fin juin 2020 à Paris, cette œuvre pleine de fantaisie est estimée à environ 2,5 millions d’euros. Une somme qui pourrait bien s’envoler vers de plus hauts sommets. Sotheby’s Paris est détenteur du record absolu concernant cet artiste. Estimées entre 700 000 et 1 million d’euros, Les autruches bar (1967-1970) avaient obtenu pas moins de 5 350 000 € au marteau le 21 novembre 2017 (vente Jacques Grange | Collectionneur). De l’art du bain au bain d’art, la Famille Hippopotames de François-Xavier Lalanne surpassera-t-elle ce top lot le 25 juin prochain ?
* Résultat d’enchères : estimée entre 2 et 2,5 millions d’euros, La Famille Hippopotames de François-Xavier Lalanne a atteint 2,1 millions d’euros chez Sotheby’s France, après une longue bataille d’enchères.
Repères
♦ François-Xavier Lalanne, Famille Hippopotames, pièce unique, 1992.
♦ Bronze patiné, cuivre, métal doré, bois et céramique émaillée.
♦ La baignoire (122 x 75 x 245 cm) estampillée, monogrammée, numérotée et datée LALANNE, FxL, 1/8, 92 sur la tête ; le bidet (61 x 40 x 123 cm) estampillé, monogrammé, numéroté et daté LALANNE, FxL, 1/8A, 92 sur la tête ; les toilettes (61 x 40 x 123 cm) estampillées, monogrammées, numérotées et datées LALANNE, FxL, 1/8B, 92 sur la tête.
♦ Sotheby’s, vente Design, Paris, 25 juin 2020.
Crédits photos : Sotheby’s/ArtDigital Studio.