Depuis le 24 août et jusqu’au 13 octobre 2019, la Fondation Gebert pour la culture consacre une exposition mêlant art contemporain et archives publicitaires qui interroge notre regard sur les toilettes et retrace leur épopée : Spot On. Toilet Tales. Une occasion de visiter l’Altefabrik, à Rapperswil-Jona, en Suisse, qui se trouve justement être un haut-lieu industriel de l’histoire des sanitaires…
Un rapport très étroit unit le lieu qui sert d’écrin à cette exposition et son thème, l’histoire des toilettes. L’Altefabrik abrite en effet la Fondation Gebert pour la culture, créée en 1990. Celle-ci porte le patronyme du fondateur de la société Gebert dont procède l’actuel groupe suisse Geberit, le « i » ayant été ajouté en 1953 pour former la marque qui nous est désormais familière.
Un écrin pour la culture industrielle
Aux origines, en 1874, on trouve une entreprise de plomberie fondée à Rapperswil par Casper Melchior Gebert. En 1905, son fils Albert Emil Gebert produit en série des réservoirs de toilette en bois revêtus de plomb qui font l’objet d’un brevet. 10 ans plus tard, cet inventeur fait l’acquisition d’un terrain où est érigée, dès 1919, la première usine.
C’est cette unité historique de production, fermée depuis 1962, qui, selon le vœu de Jörg Gebert, petit-fils du fondateur, a été transformée en centre culturel en 1988. Une phase de travaux a ensuite donné naissance à la nouvelle Altefabrik, inaugurée en mars 2014, de sorte qu’aujourd’hui l’ancienne usine de Rapperswil raconte l’histoire croisée, au fil du temps, des toilettes et de Geberit AG.
Photo : Noha Mokhtar et Gregor Huber, Ideal Standard, 2015. Impression sur papier Xerox, 100 x 120 cm.
Les toilettes, ce lieu rempli de honte
L’Altefabrik, qui fut en son temps le théâtre de l’évolution des produits de l’industrie sanitaire grâce à l’innovation, est donc l’endroit idoine pour questionner la relation fluctuante qu’entretiennent l’homme et la société avec la pièce la plus tabou de l’habitat, qu’il s’agisse de toilettes publiques ou privées. L’exposition se penche aussi « naturellement » sur les excréments, mettant en lumière notre vision peu ragoûtante des égouts et la manière dont on (dé)considère la digestion, qui n’est autre que le système de traitement des déchets que notre organisme héberge, à la manière des eaux usées…
Nos boyaux sont nos tuyaux
Spot On présente justement les toilettes comme un interface entre l’intérieur et l’extérieur, le visible et l’invisible : les matières fécales et l’urine que notre corps contient et qui, grâce au WC, vont disparaître, absorbés par les conduits qui sont le prolongement de nos propres tuyaux… Les toilettes mettent en contact ce qui est caché à l’intérieur des êtres humains – leur biologie et leur psyché – avec l’extérieur, leur environnement, l’architecture visible, elle-même reliée à un réseau d’évacuation souterrain que l’on ne voit donc pas, mystérieuses infrastructures urbaines qui fascinent autant qu’elles répugnent.
Photo : Société Geberit, Geberit PE, 1977. Annonce dans Bauen + Wohnen, volume 31 (1977), numéro 9, ETH Zurich, www.e-periodica.ch.
L’intimité exposée
Psychologie, médecine, sociologie, architecture, design et technologie… les œuvres d’artistes présentées aux côtés de divers documents publicitaires et culturels montrent l’étendue du sujet et les évolutions de mentalités, parallèlement aux interventions programmées de Jérôme Nager, Timéa Schmidt et de Roberto Zanca, professeur d’histoire et de théorie au sein du département Architecture d’intérieur de la Haute école d’art et de design (HEAD) à Genève qui y a organisé en décembre dernier un brillant colloque intitulé Intimacy Exposed : Toilet, Bathroom, Restroom.
Que penser en effet aujourd’hui du « petit lever » du Roi-Soleil qui faisait chaque matin ses « commissions » en public sur sa « chaise d’affaire » ? Avouons qu’il nous est difficile d’imaginer Louis XIV face à un parterre de courtisans triés sur le volet pour avoir le privilège d’assister à cette cérémonie, conforme à l’étiquette versaillaise mais contraire à l’idée que nous nous faisons actuellement de l’intimité…
L’objet industriel élevé au rang d’œuvre unique
Il est intéressant de noter que le ready-made (dans le sens d’objet tout fait) de Marcel Duchamp (un urinoir renversé nommé Fontaine, réalisé en 1917) qui donne ici lieu à une kyrielle d’hommages artistiques est quasi synchrone du premier site de production du groupe Geberit, l’Altefabrik fêtant son 101e anniversaire en 2019. L’art et l’industrie, l’objet unique et la production en série, ne sont pas des univers si hermétiques… La preuve également par ses collages réalisés à partir de publicités Geberit vintage qui révèlent que la réclame s’adresse alors davantage à l’homme qu’à la femme lorsqu’il est question de valoriser les innovations…
Photo ci-dessus : Lily Cursed, Mutt R, 2019, photographie.
Oser montrer le monstre
Attardons-nous sur une œuvre en particulier, dont la portée est immense : Slepenec (2019) de Jan Sebesta. Cette composition de plusieurs morceaux de tuyau PVC en jaune chantier est une œuvre portative, voire portable puisque le visiteur est invité à l’installer sur son corps, comme un accessoire à disposer sur ses épaules par exemple. Slepenec dissimule un haut-parleur, lequel émet des sons digestifs lorsqu’on pénètre avec les doigts par l’ouverture d’un tube (à écouter ici). De cette manière, les irrépressibles bruits de digestion (que l’on réfrène tant bien que mal en public) sont rendus perceptibles par tous, non seulement audibles, mais visibles puisque nous promenons une métaphore de notre « tuyauterie » interne, non plus secrète (en nous) mais apparente (sur nous). Ou comment l’art nous apprend – en le montrant – à assumer le monstre gentil qui sommeille (et parfois grogne) en nous.
Photo ci-dessus : Jan Sebesta, Slepenec, 2019. Tuyaux de vidange, laque, chaîne à billes, haut-parleur intégré, détecteur de mouvement, batterie, fichier audio (15’’), 44 x 60 x 11 cm.
Exposition Spot On. Toilet Tales
♦ 24 août – 13 octobre 2019. Altefabrik, Fondation Gebert pour la culture, Klaus-Gebert-Strasse 5, 8640 Rapperswil-Jona, Suisse.
Horaires d’ouverture : mercredi (12h-18h), samedi et dimanche (11h-17h) et sur demande. Entrée libre. www.alte-fabrik.ch
♦ Artistes exposés : Anna Artaker, Johana Blanc, Julia Bodamer, Florian Bühler, Lily Cursed, Daniel Eatock, Lotte Meret Effinger, Fischli /Weiss, Bethan Huws, Julia Kälin, Isabelle Krieg, Sarah Lucas, Quintessa Matranga, Sonja Duò-Meyer, Mickry 3, Noha Mokhtar & Gregor Huber, Victorine Müller , Marlies Pekarek, Steven Pippin, Jaanus Samma, Jan Sebesta, Andreas Slominski, Sereina Steinemann, Vanessa Thill, Julie Verhoeven, Addie Wagenknecht.