Le musée de la Faïence de Sarreguemines porte un éclairage inédit sur la stratégie et les produits de la manufacture éponyme durant les Seventies. Retraçant l’épopée de cette entreprise née sous la Révolution et qui marqua l’histoire de la salle de bains, l’exposition Faïence Power nous fait redécouvrir une période phare, à l’inventivité rare.
Les années 1970 sur lesquelles se penche le musée mosellan incarnent une époque décisive pour les faïenceries de Sarreguemines, Digoin et Vitry-le-François que dirige la famille Cazal depuis la fin de la Première Guerre mondiale. Des changements dans la politique managériale à la modernisation des usines en réponse à la concurrence européenne, le groupe FSDV renforce alors sa position sur un marché de la céramique en pleine mutation, à l’instar de la société dans l’euphorie des Trente Glorieuses. Flower power oblige, ces années se révèlent florissantes, avec la spécialisation dans le sanitaire en porcelaine vitrifiée de l’unité de Vitry-le-François, l’introduction des carreaux dans l’usine-mère de Sarreguemines (en parallèle de la vaisselle), l’essor du design industriel et des collaborations artistiques grâce à la création du Centre de recherche décorative qui fera les riches heures du revêtement mural, le développement d’outils de promotion et de commercialisation…
Amorcée dans les années 1950 avec la Reconstruction, la consommation de masse de biens matériels connaît un accroissement effréné (que la crise du pétrole stoppera subitement). Fabriqués à grande échelle et à moindre coût grâce à l’automatisation de la production, les produits standardisés bouleversent les arts ménagers, dont la notion s’est peu à peu étendue au-delà des simples plats, vases et autres ustensiles de cuisine pour couvrir la sphère des équipements améliorant le confort et l’hygiène dans tout l’habitat, jusqu’aux installations sanitaires.
Les salons, vitrines de l’innovation française
Le Salon des Arts Ménagers, lancé en 1923, est placé sous l’autorité du CNRS en 1938, preuve du sérieux qui l’entoure et du caractère prospectif des inventions dévoilées. Il se dote, dès 1956, d’une section dédiée au sanitaire, où la faïencerie de Sarreguemines expose immédiatement ses gammes. En 1962, sur le thème des plus belles salles de bains au monde, elle met en scène un ensemble complet aux côtés d’autres, réalisés par différents membres du Syndicat national des fabricants de céramique sanitaire : Villeroy & Boch, Jacob Delafon, Porcher, Ideal Standard, Selles et CEC (ex Allia). Du Salon international de la Construction fondé en 1959 (devenu Batimat) en passant par la Foire internationale de Metz ou celles de Bologne et de Francfort…, le succès des salons (qui se professionnalisent) participe à la promotion des collections, qui rayonnent dans le monde, dans un contexte aussi favorable que concurrentiel.
Catalogues, brochures commerciales, échantillons à échelle miniature (moins fragiles et plus faciles à transporter, photo ci-dessus), planches de style pour coordonner les couleurs des carreaux à la céramique sanitaire, camionnette équipée de rails coulissants pour montrer les panneaux carrelés, publicités glamour dans les revues spécialisées, encarts promotionnels des revendeurs dans la presse régionale…, la force de vente de la faïencerie dispose alors d’un large panel d’outils pour communiquer, aussi bien localement qu’à l’export.
Des créations hautes en couleur
Loin de refléter une quelconque uniformisation, les collections « stars » du moment, commercialisées pour certaines dès la fin des années 1960, se nomment Aqualine, Champagne, Nymphéa (photo ci-contre), Océane, Sculpture, Thalassa ou encore Yvelines. Elles comprennent lavabo et colonne, receveur de douche, cuvette, bidet, tablette, porte-savon, abattant et autres accessoires. Des baignoires aux coloris identiques sont également intégrées au catalogue, produites par des partenaires industriels allemands. Bette fournit ainsi les modèles en acier et Düker ceux en fonte, à encastrer ou à pattes de lion.
Ces produits, qui s’achètent aussi à l’unité, sont déclinés dans une palette de coloris psychédéliques tels que l’orange bahia ou curry, le rouge garance ou miel, le rose roseau ou orchidée, le brun alezan, le bleu orcade ou encore le vert qui peut être bronze, mousse clair ou rustique foncé. Toute nouvelle teinte est un challenge productif, cuisson oblige. Véritables secrets de chimistes, ces nuances audacieuses présentent parfois un dégradé évoquant le principe de la teinture tie and dye, un must dans la panoplie vestimentaire hippie (bleu pacifique, violet améthyste).
L’ère du design… et des designers
Les années 1970 marquent l’avènement du design comme industrie des objets de la maison et, produites en série, ces collections constituent des univers cohérents qui offrent une unité de ton et de forme à la salle de bains. En 1969, l’Hexagone s’est dotée d’un Centre de Création Industriel fondé au sein de l’Union Centrale des Arts Décoratifs dont la toute première exposition (qui révéla le talent de Roger Tallon), se demandait justement « Qu’est-ce que le design ? ».
Du côté de la faïencerie de Sarreguemines, dans le registre du sanitaire, la réponse vient de figures comme Joseph André Motte (1925-2013) et Antoine Poncet (né en 1928). Le premier, qui enseigne à l’Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs (Ensead), a notamment imaginé les fameux sièges-coques du métro parisien. Pour la manufacture, il conçoit Thalassa (Salon des Arts Ménagers, 1971, photo ci-contre), une collection futuriste dont les pièces de céramique, étonnamment rectilignes, affichent des décrochés aériens, sur des embasements obliques dont la modernité surprend aujourd’hui encore. Explorant une autre voie tout aussi dynamique, Antoine Poncet embrasse une carrière de sculpteur lorsque son ami Alain Cazal, directeur de la faïencerie de Sarreguemines, l’invite à transposer son art dans les volumes d’une salle de bains. Sous son crayon naît ainsi la bien nommée collection Sculpture (Salon de Francfort, 1975, photo ci-contre). Mettant à l’épreuve les savoir-faire des ateliers, le mouvement tortueux inspiré par la nature (façon Art Nouveau) qu’elle impulse à la céramique est synonyme d’excellence. Des lignes courbes dont la liberté et la fantaisie caractérisent pleinement les années 1970 et symbolisent un défi d’ingénierie !
Les carreaux, un pan notable de la création de la faïencerie
En 1973, afin que ceux qui dessinent et ceux qui produisent travaillent de concert au développement délicat des prototypes, la direction de la faïencerie rassemble sur un même site – celui de Sarreguemines – des décorateurs, un chimiste et un sérigraphe. Sous la direction d’Alain Cazal, ce laboratoire désigné sous l’acronyme CRS, pour Centre de Recherches décoratives de Sarreguemines, met au point les décors, en particulier ceux des panneaux décoratifs carrelés. L’une des signatures emblématiques de cette époque est Sonia Guinet, à qui l’on doit les iconiques Iris, Geisha, Sous-Bois…
Il faut dire que les carreaux, indissociables du décor de la salle de bains dans une quête d’harmonie que symbolise la gamme Alliance (photo ci-dessus), représentent désormais un quart des ventes de l’entreprise. Cette réussite fait suite à l’investissement dans des fours neufs qui cuisent en seulement 30 minutes les carreaux de faïence et de grès !
De la prospérité au déclin de Sarreguemines
Prospère et féconde, cette décennie charnière sacre la toute-puissance de la céramique avec, des sols aux murs en passant par les équipements de la salle de bains, ces lignes hardies, ces motifs et couleurs si caractéristiques. Pourtant, le déclin n’est pas loin. Bientôt, le groupe Sarreguemines-Digoin-Vitry-le-François, entré en Bourse en 1928, passera sous le contrôle du rival de toujours, la faïencerie Lunéville-Badonviller-Saint-Clément, à la faveur d’une OPA menée en 1978 par la famille Fenal, qui l’a fondée. En 1982, l’usine-mère, vouée un temps au seul carrelage dans une optique de rationalisation est rebaptisée Sarreguemines Bâtiment, prélude à d’autres soubresauts et changements jusqu’à ce que l’histoire de la Faïencerie, commencée en 1790, ne prenne fin, avec la liquidation de la société, prononcée en 2007…
En savoir +
♦ Exposition Faïence Power, Les années 70 à Sarreguemines, du 2 octobre 2020 au 19 septembre 2021, Musée de la Faïence, 17 rue Poincaré, 57200 Sarreguemines. Ouvert tous les jours sauf le lundi, de 10h à 12h et de 14h à 18h.
♦ Commissariat de l’exposition : Stéphanie Richard, régisseuse des collections, et Julie Kieffer, directrice des musées.
♦ Richement documenté, en particulier sur le marché du sanitaire et du carrelage, le catalogue de l’exposition est disponible dans la boutique des musées.
Photos : ©Musées de Sarreguemines.