En 2023, les 435 sanisettes de la capitale ont enregistré 17,7 millions d’entrées… Avec un visitorat trois fois supérieur à celui de la Tour Eiffel, ce mobilier urbain, inventé par JCDecaux, fait partie intégrante de l’espace public parisien depuis les années 1980. D’intérêt général, il n’a cessé d’évoluer dès lors, jusqu’à cette troisième génération en cours de déploiement.
En 1978, sur les quelques 2 000 urinoirs que comptait Paris à l’orée du XXe siècle, il n’en subsiste guère plus d’une centaine, loin de couvrir les besoins, lesquels ne sont de surcroît conjugués qu’au masculin. Voilà déjà plus de 20 ans que le démantèlement progressif des vespasiennes s’est opéré [1], sacrifiées sur l’autel des bonnes mœurs. Dans l’intervalle, en l’absence de solutions de remplacement, les toilettes publiques font notoirement défaut. En 1980, un vote acte officiellement la fin de leur mise à disposition gracieuse [2]. Dans la foulée, après une concluante phase de test en situation [3], le Conseil de Paris décide d’implanter 400 édicules d’un genre nouveau dans la capitale, dont l’ouverture est commandée par un monnayeur. Ces commodités bardées de brevets portent un nom de marque déposé, dérivé du mot sanitaire et passé dans le langage courant : les sanisettes.
Jean-Claude Decaux, spécialiste du mobilier urbain dirigeant la société quasi éponyme, en est l’inventeur. Leur accès comme leur entretien est automatisé. Du jamais vu, et pas seulement en France. Après chaque utilisation (laquelle ne peut excéder 20 minutes), un nettoyage et une désinfection complets sont réalisés : lavage de la cuvette et du sol, désinfection et séchage de la cuvette, désinfection du lave-mains par jet pressurisé… Concentré d’innovations disruptives pour l’époque, ce mobilier urbain est aussi inédit que le service qu’il offre aux citadins et le concept ne tarde pas à séduire de grandes métropoles internationales (le groupe exploite aujourd’hui plus de 2 500 sanitaires dans 28 pays).
Des toilettes publiques pour tous
Accessible à tous – et toutes ! – moyennant un franc [4], les premières sanisettes sont inaugurées le 10 novembre 1981, en fonction 365 jours par an, de 6 heures à 22 heures ou 1 heure du matin (il faudra attendre 2016 pour que les horaires soient étendus, jusqu’à 24 heures sur 24). Leur déploiement, massif, se poursuit jusqu’en 1986. Miriam Simon, conservatrice générale du patrimoine à la Ville de Paris, décrit « une structure en béton architectonique monobloc posée sur une base en béton, recouverte de résine anti-graffiti sur sa face extérieure, cannelée pour éviter l’affichage sauvage. L’ensemble, raccordé aux réseaux d’eau, du tout-à-l’égout, d’électricité […] est autonome en climatisation, équipé d’une sonorisation émettant une musique d’ambiance et, raffinement suprême, d’un système de diffusion d’un déodorant. » [5] Sur le flanc de ces édicules que certains (dé)considèrent comme des WC à péage, le mode d’emploi s’affiche pour faciliter l’utilisation, intimidante, de ce qui est alors un ovni dans le paysage urbain : « Pour entrer, mettez la somme indiquée dans le monnayeur, poussez la porte qui s’ouvre et se referme comme une porte normale. Après chaque utilisation : – Ces toilettes chauffées sont automatiquement nettoyées. – L’ensemble siège-cuvette est brossé et désinfecté. » Photo ci-dessus : Sanisette, Paris. Photo : Wikimedia Commons (Coyau).
Garantir l’égalité des droits
Depuis 1981, ce service n’a eu de cesse d’évoluer, toujours plus inclusif. En février 2006, à l’occasion de la renégociation du contrat de concession conclu avec JCDecaux, la Ville de Paris supprime ce qui était une discrimination de moyens pour les plus précaires, la dignité des sans-abris étant en jeu : l’accès aux sanisettes devient libre… La municipalité parisienne est l’une des premières à opter pour leur gratuité. Fini la panique quand la pièce de monnaie manque ! En toute logique, cette gratuité (qu’une signalétique couronnant désormais le toit clame à bonne distance) « entraîne le triplement de leur fréquentation en un an » [5], laquelle fait un bon de +70 % en l’espace de dix ans, selon JCDecaux. Photo ci-dessous : Sanisette, Paris, octobre 2006. Photo : Wikimedia Commons (Paul Downey).
En mars 2009, voilà déjà presque 30 ans que les sanisettes battent le pavé parisien. La deuxième génération poursuit les (r)évolutions initiées : son entrée, élargie, la rend accessible à tous, y compris en fauteuil roulant. Suivant l’exemple de San Francisco dont les sanisettes JCDecaux sont adaptées aux personnes en situation de handicap depuis déjà une quinzaine d’années, celles de la Ville Lumière deviennent universelles : les personnes à mobilité réduite, les personnes âgées et les familles accompagnées de jeunes enfants, peuvent les utiliser, chaque citoyen ayant droit à une égalité de traitement. C’est cette mise en conformité avec la législation [6] qui conduit à ce changement de modèle, sur lequel des instructions en braille ou sonores font leur apparition au niveau des commandes.
Le premier modèle signé Patrick Jouin (2009)
Ce modèle inclusif porte d’autres enjeux, notamment en matière d’intégration dans la ville et d’écologie. Patrick Jouin, designer rompu aux exigences du mobilier urbain, intègre dans sa réflexion « la place prise par les toilettes sur l’espace public (malgré leur taille due à l’accessibilité handicapé) [qui] ne doit pas être invasive : un sanitaire dans la ville, ce n’est pas anodin, c’est une fonction essentielle qui requiert beaucoup d’intimité et de discrétion, tout en répondant à un besoin fondamentalement humain. Le design doit ainsi remplir plusieurs objectifs, notamment celui de s’intégrer harmonieusement dans l’environnement urbain », jouant avec des références explicites. Photo ci-dessus : deuxième génération de Sanisette JC Decaux par l’Agence Patrick Jouin iD (Thomas Duval).
Rappelant que c’est « d’abord, un objet pour Paris », son travail s’inscrit « dans la continuité de celui effectué depuis le baron Haussmann qui, à partir de 1853, sous la demande de Napoléon III, transforma radicalement Paris [qui] depuis a conservé une unité esthétique, visible à travers les largeurs des voies, les hauteurs des bâtiments, et les plantations d’arbres. Le mobilier urbain, tel que les lampadaires, les bancs, les colonnes Morris et les kiosques contribuent à cette harmonie visuelle. » Patrick Jouin plaide ainsi pour « une nouvelle interprétation du végétal, inspiration du courant Art déco, comme les premiers mobiliers urbains parisiens de Guimard. Nous voulions garder un rapport avec les entrées du métro, mais en même temps introduire quelque chose de notre époque, une impression contemporaine des thèmes. » Croquis ci-dessus : deuxième génération de Sanisette JC Decaux par l’Agence Patrick Jouin iD.
Celui qui vient de dessiner les stations de Vélib’ dont JCDecaux est l’exploitant initial (2007-2017) cherche à préserver la cohérence esthétique. Caractérisé par les mêmes lignes organiques, l’esthétique des sanisettes de 2009 s’inspire de la nature, notamment au niveau de la courbure de l’avancée de toit : « les murs des sanisettes sont au départ comme un drapé, des lignes verticales qui sortent du sol, comme un arbre recouvert d’une écorce très marquée ». Ce toit participe de « la transition entre un lieu intime, comme les toilettes, à un lieu de passage, un espace public, parfois bondé, [qui] provoque une certaine gêne. Notre première idée est de faire en sorte que cette transition soit progressive. C’est le toit qui va créer cette progressivité, en dépassent et permettant à la personne de passer plus doucement, de l’intérieur à l’extérieur, ou l’extérieur à l’intérieur », tandis que l’entrée, positionnée dans le coin, « permet d’attendre hors du flux des piétons. »
D’un point de vue écologique, ces toilettes intègrent des matériaux recyclables dans leur fabrication. Pour limiter les dépenses énergétiques, un puits de lumière est ajouté, lequel a aussi un impact sur la perception de la propreté des sanisettes. Ayant appris que les céramiques installées dans les toilettes étaient « normalement blanc bleuté pour augmenter l’effet de blancheur et de propreté », afin de contrer celui d’un « éclairage à incandescence qui rend tout l’intérieur “jaunasse” et casse totalement l’effet de propreté recherché a la base », Patrick Jouin explique avoir utilisé la lumière naturelle autant que possible, pour corriger ce défaut et « trouver une lumière très propre ». Un éclairage d’appoint à faible consommation complète le dispositif lumineux de ces sanisettes de deuxième génération, qui sont aussi plus économes en eau : 30 % de moins que les modèles initiaux, dont la consommation était « considérable (29 litres, soit trois fois plus qu’une chasse ordinaire). » [5]
La troisième génération de sanisettes (2024)
Inscrites dans le paysage de la capitale depuis plus de 40 ans, les 435 sanisettes auront au printemps 2025 achevé leur troisième mutation majeure, entamée en vue des Jeux Olympiques de 2024. Quinze ans se sont écoulés depuis l’installation des premières dessinées par Patrick Jouin, qui fait évoluer leur silhouette familière « vers une esthétique plus épurée ».
Pour sa V2, il explique « avoir simplifié au maximum le design, en veillant à ce que la sécurité, l’hygiène et la confiance dans l’objet soient prioritaires […]. Chaque nouvelle génération d’installations s’accompagne de son lot de défauts à corriger. Entre la première et la deuxième génération, nous avons déjà apporté des améliorations, et il en restera toujours à faire. L’essentiel est de comprendre comment ces installations fonctionnent pour pouvoir les améliorer constamment. Pour moi, la technologie joue un rôle crucial dans l’amélioration de ces dispositifs. »
Dans une logique de co-conception synergique, chez JCDecaux, une équipe pluridisciplinaire a aussi planché sur cette modernisation pendant quatre ans, interrogeant les publics, les usagers, les non-usagers, les associations, les exploitants… pour tout remettre à zéro, et aboutir à un objet qui soit le plus ultime. Intervenant du coup de crayon au coup de chiffon, l’entreprise conçoit, industrialise, assemble, installe – mais aussi exploite, ce qui fait sa singularité –, les sanitaires qu’elle commercialise. Le fait que l’entretien et la maintenance soit assurés par ses équipes lui permet de prendre en compte les remontées de terrain, ce qui participe à son expertise… et à la sécurité de ses installations, soumises à rude épreuve.
Des toilettes plus capacitaires, aux services élargis
Pour absorber un flux croissant d’utilisateurs, le délai d’attente entre deux passages – celui alloué à l’auto-nettoyage de la cabine – a été divisé par trois, ramené à trente secondes seulement sans impacter son efficacité. La disponibilité du sanitaire s’en trouve améliorée, réduisant la file lorsque survient une envie pressante. Une question centrale dans la qualité du service et la perception de l’expérience… De plus, grâce à l’adjonction d’un urinoir (après avoir mené un test sur 50 sanisettes en 2020), également clos (des portes qui ne sont toutefois pas toute hauteur) et désinfecté entre chaque utilisation, la capacité d’accueil des dernières sanisettes est mathématiquement doublée, sans augmentation de l’emprise au sol, avec jusqu’à 870 utilisateurs en simultané dans la ville. Photo ci-dessous : Sanisettes 2024, Patrick Jouin pour JCDecaux.
Post-Covid, toutes les interfaces sont devenues sans contact, pour une hygiène et une facilité d’utilisation accrues, quel que soit le public. Une grande poignée utilisable avec le coude fait aussi son apparition dans ces toilettes conformes à la norme NFP 99-611.
La sanisette de troisième génération se mue également en un pôle multiservice, interactif. A l’extérieur, des fonctionnalités nouvelles sont mises à la disposition des passants, qui ont accès à un point d’eau PMR pour se laver les mains avec du savon, à une fontaine d’eau potable et à un distributeur de gel hydroalcoolique. En plus des annonces spécifiques destinées à guider les personnes aveugles et malvoyantes, des pictogrammes, compréhensibles par le plus grand nombre, y compris les touristes, facilitent l’orientation intuitive vers les toilettes, le point d’eau ou les urinoirs, disposés de manière à dissocier les éventuelles files d’attente.
Une performance technologique et industrielle
Pour Jean-Dominique Hiétin, directeur régional de JCDecaux pour Paris, ces sanitaires de troisième génération « n’ont en commun avec ceux déployés en 1981 qu’une seule chose : le principe d’un nettoyage automatique entre chaque utilisation. Tout le reste a changé en définitive. Et fort heureusement. Les principes, les procédés, les technologies, notre expertise, ces aspects ont considérablement évolué depuis 40 ans que nous officions sur le sujet des sanitaires en entretien automatique. » Une modernisation qui l’amène à considérer que, « très honnêtement, aucune autre ville au monde que la ville de Paris ne dispose d’un tel service à cette échelle-là, et pour longtemps, sans doute. »
La quête de l’efficience ayant été centrale, cette quatrième génération respecte davantage l’environnement en faisant mieux avec moins. La consommation d’électricité (100 % renouvelable) est réduite d’un tiers et celle d’eau de deux grâce au nettoyage, plus sélectif. Des systèmes de radars permettent par exemple de scanner le sol, pour détecter (puis évacuer) une cannette, et d’adapter les volumes d’eau. Comparativement, Jean-Dominique Hiétin explique que le système de 2009 « était aveugle et sourd, c’est-à-dire qu’il ne savait pas ce qui avait pu se passer à l’intérieur et, au moment où la personne sortait, le nettoiement était global. On lançait toute une grosse machinerie qui devait nettoyer l’intégralité du sanitaire à l’intérieur, très en profondeur, le plus en profondeur possible, quelle que soit la situation. Donc, parfois, voire souvent, on lavait du propre…»
L’ensemble des améliorations apportées dans le processus de production et de transport divise aussi de moitié l’impact des émissions de gaz à effet de serre, le poids de l’édicule étant notamment réduit par l’emploi de matériaux plus légers. A noter : les sanitaires remplacés seront rénovés et recyclés pour être remis en service dans le cadre de futurs marchés publics, en France ou à l’international.
Photo d’ouverture et ci-dessus : sanisettes 2024, Patrick Jouin pour JCDecaux.
[1] En décembre 1955, le Conseil de Paris ordonne l’enlèvement de tous les urinoirs visibles en surface. En mars 1961, arguant d’une réputation aussi mauvaise que les émanations qui s’en dégagent, le conseil municipal de la capitale vote la suppression graduelle des vespasiennes.
[2] Vote du 28 janvier 1980.
[3] Essai réalisé en février 1980, avec trois prototypes, dans le quartier de Beaubourg.
[4] Sur délibération du Conseil de Paris, le 20 octobre 1981. A l’instar des parcmètres, c’est la régie du stationnement payant de la Ville qui collecte la recette !
[5] Une histoire des lieux d’aisances publics à Paris, Le cas du lavatory de la place de la Madeleine, In Situ, Revue des Patrimoines, numéro 51, Les patrimoines de l’hygiène.
[6] Loi du 11 février 2005 rendant obligatoire l’accessibilité aux sanitaires dans les lieux publics par les personnes atteintes d’un handicap.