Pour sensibiliser à l’importance du dépistage du cancer colorectal, les campagnes de l’ARC et de la Ligue contre le cancer jouent la carte de l’humour afin de frapper les esprits tout autant que de briser les freins psychologiques qui font encore obstacle à sa généralisation, pourtant cruciale.
Sous l’égide du ministère des Solidarités et de la Santé, de l’Institut national du cancer (Inca) et de l’Assurance Maladie, vient de débuter l’opération Mars Bleu, mois dédié à la mobilisation contre le cancer colorectal. Deuxième cause de décès par cancer en France, celui-ci tue plus de 17 000 hommes et femmes par an. 47 582 nouvelles personnes ont été diagnostiquées en 2023, qui guérissent dans neuf cas sur dix… sous réserve d’un dépistage précoce. Malgré tout, seul un tiers (34,2 %) des personnes éligibles (âgées de 50 à 74 ans) y participent, fournissant un micro-échantillon de selles auto-prélevé à domicile. Si l’objectif national, fixé à 65 %, était atteint, 6 600 décès pourraient être évités chaque année…
Briser un tabou pour sauver des vies
Afin de comprendre les obstacles à ce dépistage organisé gratuitement en France depuis 2009, la Fondation ARC pour la recherche sur le cancer a diligenté une étude au cabinet Verian (ex Kantar Public). Les résultats font ressortir que 90 % des Français ont une bonne image du test en lui-même, considéré comme fiable (84 %), sans danger (83 %) et facile à réaliser (78 %). Pour expliquer ce qui fait entrave est pointé notre rapport aux selles et les appréhensions qui l’entourent. Si la peur du résultat (57 %) est un facteur paralysant, les tabous culturels et une relation pour le moins distanciée au corps constituent des freins presque aussi forts. Pour un Français sur deux de 45 ans et plus, parler des selles demeure en effet un tabou (54 %). Un chiffre qui grimpe à 61 % sur la seule tranche des 45-54 ans (donc la plus jeune génération des sondés susnommés), ce qui ne plaide hélas pas pour une inflexion des mentalités. Profondément ancrés, ces mécanismes intangibles nourrissent sans doute aussi le syndrome du poopshaming, qui fait de l’utilisation des toilettes publiques une source fréquente d’embarras. Le fait que les tests se pratiquent à domicile grâce à un kit à renvoyer par La Poste dans l’enveloppe fournie, pré-affranchie et parfaitement opaque, ne change rien à l’affaire. D’ailleurs, 45 % des Français se disent gênés à la seule idée d’aborder ce sujet avec leurs amis. Un malaise qui entraverait les discussions ouvertes sur le dépistage, générant un embarras (31 %), qui peut aller jusqu’au dégoût d’en parler (29 %). Selon l’ARC, cette retenue « prive le dépistage d’un levier essentiel : l’encouragement des proches, qui n’incite que 11 % des Français à faire le test. »
Va chier, dites-le à ceux que vous aimez
Pour dédramatiser, l’humour s’avère, comme souvent, un puissant levier. Dans l’Hexagone, deux campagnes de communication ont adopté un ton décalé afin de briser le tabou. Pour faire passer son message, le rendre viral, la Ligue contre le cancer a opté pour une formule choc qui se passe de bla-bla… voire de politesse. Sonnant comme une injonction, elle détourne une expression à double sens : « Va chier ». Si d’ordinaire celle-ci exprime le rejet, elle permet aussi de porter un éclairage goguenard sur la défécation… et d’emporter l’adhésion. L’accroche, percutante, joue sur l’ambivalence de cette formule vulgaire, qui déborde donc de son champ lexical initial pour exprimer l’urgence d’aller aux toilettes pour y collecter les selles. Et pas uniquement les siennes. Car cette baseline est suivie d’une préconisation non dénuée d’empathie, qui ne s’adresse pas aux personnes concernées par le test de dépistage, mais de façon complice, à leur entourage : « Dites-le à ceux que vous aimez, ça peut leur sauver la vie. Le dépistage du cancer colorectal, c’est simple, c’est gratuit, ça prend une minute, ça se fait à la maison, et c’est tous les 2 ans à partir de 50 ans. »
Ne lâchez rien tant qu’ils ne lâchent rien
Le fait que l’Arc ait choisi l’animation pour son spot publicitaire participe sans doute de la même distanciation, sur un mode décomplexé et enjoué. Semblant tout droit sortie d’un épisode TV du Muppet Show ou de Fraggle Rock dans les années 70 (qui sont justement celles d’une bonne partie de la cible), une mascotte baptisée Mr Popo rappelle avec enthousiasme qu’il s’agit de sauver 6 600 vies chaque année… Les paroles de la chanson cool que cette crotte velue fredonne sont universelles : « Aux toilettes, poussez tous, le popo c’est pas tabou. On démoule, on envoie. On sort son plus beau caca. » Lui aussi entend pousser les proches à l’action, les enrôlant dans une mission salutaire : « On ne lâche pas son papa, son mari, son amant. On ne lâche pas sa maman, sa copine et ses parents ». Intitulée « Ne lâchez rien tant qu’ils ne lâchent rien !», la campagne va plus loin que ce jeu de mots imagé. Passant de la familiarité à la complicité, elle incite à inscrire un proche (au demeurant consentant) à un programme de relance, sur le site Nelachezrien.fr. Une fois son téléphone renseigné, Mr Popo prendra le relais. Pour l’encourager à surmonter sa peur et démystifier les tabous, le personnage lui enverra chaque jour, via WhatsApp, des messages positifs (vidéos, GIFs, chansons, stickers)… dont l’émission cessera dès qu’il déclarera avoir fait le test.
Si le rire est bon pour la santé, y compris à titre préventif, l’approche par la dérision d’un enjeu de santé publique n’est pas une spécificité française. En parallèle, l’opération « Papier Cul-R » que vient de lancer au Québec la Fondation Digestive a également pour but de briser les tabous autour du caca. Un QR Code a été imprimé sur les feuilles de rouleaux hygiéniques garnissant les toilettes de grandes entreprises du pays, qui sont partenaires. Lu par le smartphone, ce sésame numérique dirige l’utilisateur sur un site où il peut s’informer et prendre rendez-vous… pour un test de dépistage.