La connexion architecture/design est-elle plus ancienne qu’on l’imagine ? La réponse est oui.
Au XVIIe siècle, les grands architectes ne se limitaient pas aux plans et à la construction de superbes demeures. Ils s’intéressaient aussi au décor intérieur. Comme pour l’ornementation des façades, ils travaillaient en harmonie avec les sculpteurs, les peintres et une foule d’artisans élevés au rang d’artistes. Bien sûr, on ignorait le mot « design ». Il n’était question que de dessin et d’écoles. Bien plus tard, on évoquera l’esthétique et les styles, bien avant que le design, précédé au début du XXe siècle par l’expression « esthétique industrielle », n’apparaisse et devienne rapidement un vocable à tout faire.
Art nouveau, art Moderne… architecture
Le territoire de l’architecte est à géométrie variable ; cela dépend de la destination de l’édifice à construire, des intentions et moyens financiers du client, des matériaux et du contexte historique… Le XIXe siècle est riche d’architectes qui, pour des commandes particulières assorties de budgets conséquents, s’attachèrent à concevoir un décor total, extérieur, intérieur, allant jusqu’au mobilier, et coiffant ainsi la double casquette d’architecte et de designer, avant la lettre.
Parmi ces architectes, il convient de citer quelques figures exemplaires. Ainsi, Alfred Normand, architecte mais également photographe (mode d’expression qui en était à ses débuts), qui réalisa pour le prince J.C. Napoléon (cousin de Napoléon III), la Maison pompéienne, achevée en 1860. A. Normand s’inspira des relevés des archéologues, composant un ensemble remarquable de décors muraux, ainsi qu’un ameublement sommaire. Située avenue Montaigne, non loin de la Villa mauresque de Ferdinand de Lesseps, cette reconstitution architecturale devait connaître un sort misérable, abandonnée, pillée, puis détruite en 1891.
Dans le même contexte, mais toujours visible, il faut mentionner l’incontournable Villa Kerylos, une magnifique « réinterprétation » de la demeure grecque antique par Emmanuel Pontremoli pour le compte de l’érudit et collectionneur Théodore Reinach. Achevée en 1906, la Villa Kerylos fut pour son architecte l’occasion de concevoir non seulement un décor crédible, face à la Méditerranée, mais aussi de concilier l’antique et le confort moderne, de créer un mobilier dont la qualité esthétique parvenait à s’insérer dans l’esprit « Art nouveau » tout en exprimant ses origines historiques.
Guimard et Gaudi
Les exemples précédents présentaient des architectes créateurs, mais à partir de commandes historiquement datées. Les deux architectes qui suivent ont la particularité d’avoir conçu des immeubles d’habitation contemporains de leur temps, très stylisés, en allant du gros œuvre familier à l’architecte jusqu’aux plus minimes détails, extérieurs comme intérieurs.
Tel fut l’ambition d’Hector Guimard avec le Castel Béranger (Paris XVIe, 1898), ensemble immobilier dont il dessina aussi bien les garde-corps et volets, que les moulures, cheminées ou poignées de porte des appartements. Guimard alla même jusqu’à proposer une robinetterie assortie, et imagina, tout comme un designer le ferait aujourd’hui, un mobilier caractéristique de son style.
C’est dans le même esprit que l’architecte catalan Antonio Gaudi réalisa la Casa Batllo et la Casa Milà, à Barcelone. La Casa Batllo (Paseo de Gracia, 1906) est le premier immeuble de rapport imaginé par Gaudi, à partir d’une structure existante. Il en créa tous les éléments décoratifs, extérieurs et intérieurs, et, comme Guimard, dessina un ensemble de meubles de salle à manger, dont l’esthétique peut s’apparenter au Modern Style des années 1900, mais demeure essentiellement du Gaudi. Comme Pontremoli, Gaudi intégra des conceptions « d’avenir », réalisant une ventilation naturelle de l’immeuble et utilisant le principe du patio pour créer un puits de lumière…
Il en sera de même pour la Casa Mila (Paseo de Gracia, 1910), mais pour cet autre immeuble de rapport commandé par l’entrepreneur Mila, un différend s’éleva entre Gaudi et son client, portant sur les propositions de décoration murale de l’appartement (plus de 1 000 m²) qu’il se réservait. De ce fait, Gaudi abandonna le chantier et ne prolongea pas ses créations jusqu’au mobilier.
La connexion architecture/design se confirma et fut « théorisée » au XXe siècle par le Bauhaus, animé par Walter Gropius, avec pour idée directrice que tous les arts doivent être fédérés autour du bâtiment, et dont l’œuvre de Marcel Breuer représente un exemple significatif.
Le territoire du design
Le territoire de l’architecte, dans la seconde moitié du XXe siècle, a connu toutefois des conditions de confinement extrêmes. La construction désordonnée de tours et de barres, concentrée entre les mains de « promoteurs », réduisit parfois le rôle de l’architecte à celui d’un simple « tireur de plans ».
Parallèlement, sous l’influence des pays scandinaves, apparut un design représentatif d’une vision nouvelle du confort domestique, alors qu’aux Etats-Unis le design industriel était représenté par un novateur d’origine française, Raymond Loewy, qui avait une formation d’ingénieur. Raymond Loewy, dont la formule-devise était « La laideur se vend mal », fut un des premiers à établir une relation entre ce qu’on appelait alors la « promotion des ventes » et l’esthétique des produits au sens le plus large, puisqu’elle intégrait la forme, l’ergonomie, les couleurs et l’emballage.
Loewy fut un pionnier dans l’affirmation du design en tant que valeur ajoutée et en tant qu’interface entre le consommateur et son environnement, mais s’il accumula les réussites, ce ne fut pas sans mal. Pendant longtemps, malgré des succès non contestables mais non pas évidents, le designer fut considéré comme une « danseuse » coûteuse pour le chef d’entreprise et un « emmerdeur » par la fabrication. Il lui était souvent demandé d’intervenir après la commercialisation du produit, soit parce que ce dernier était peu pratique d’usage, ou bien concurrencé par un produit (forcément) moins bon mais plus beau. Dans les deux cas, c’était vexant et le designer se trouvait dans une position très inconfortable par rapport à celle de l’architecte, concepteur de son « produit ».
La situation se renversa lorsque l’accroissement de la concurrence et la multiplicité des offres soulignèrent l’évidence : il fallait faire intervenir le designer en amont des nouveaux produits, et non en aval. Le territoire du design allait alors s’agrandir dans des proportions insoupçonnées, et le terme devenir omniprésent.
Photo : les salles de bains de l’Opus Tower intègre des équipements Duravit (urinoirs Starck 1, cuvettes Starck 2 et lave-mains Starck 3).