Les commodités concentrent une partie des problèmes du monde, avance Julien Damon [1], qui leur consacre une analyse documentée, des latrines romaines aux cuvettes connectées. Son livre invite à faire de l’accès aux toilettes un sujet prioritaire pour répondre à des besoins urbains croissants, dans les villes riches comme à l’échelle du monde. Un sujet qui n’est pas « seulement » celui des plus pauvres, mais le révélateur d’inégalités criantes entre les un(e)s et les autres.
L’auteur le confesse lui-même, en introduction : « Evoquer le sujet […] suscite le plus souvent soit des rires, soit de la morgue, soit de la révulsion. Ces réalités prosaïquement humaines se nomment péniblement, du moins en occident où tant de tabous persistent. Puisque nous exécrons ce que nous excrétons, il est difficile, Freud aidant ou non, de prononcer les mots. » Si son essai, on ne peut plus sérieux, trouve une audience enthousiaste dans un certain nombre de médias depuis sa parution, Elisabeth Quin le qualifiant par exemple de « sensationnel » sur Arte [2], comment en effet ne pas noter le dédain avec lequel Jean-Marc Daniel conclut sa chronique sur BFM Business [3] ? Tout en faisant l’éloge du style de Julien Darmon qui, selon lui, rend le livre très agréable à lire, il raille, soupirs un rien condescendants à l’appui, le « sujet quelquefois un peu ténu pour lequel on peut se demander si cela valait le coup de s’engager dans une réflexion aussi poussée. »
Pourtant, Julien Damon l’affirme : « observer les sociétés par la lunette de leurs toilettes ouvre des éclairages singuliers sur les villes, les cultures, les inégalités, les mœurs. Se préoccuper des toilettes publiques revient à s’inquiéter du monde. » Pour donner à comprendre la place de ce sujet au cœur des grands enjeux contemporains, le sociologue entame son périple illustré dans l’univers des toilettes en remontant le fil du temps. Le récit du mouvement croissant de l’urbanisation s’intéresse à la gestion de l’eau et des déchets organiques, des latrines antiques à l’avènement du tout-à-l’égout qui remplace le tout-à-la-rue. A l’aune de l’hygiénisme, sont ainsi détaillées les améliorations sanitaires apportées par les réseaux d’assainissement qui deviennent les « systèmes artérioveineux des villes » que Victor Hugo décrivait comme une « voirie intestinale » plaçant à distance des yeux, de la bouche et du nez ce qui répugne, notre seuil de tolérance olfactive et visuelle ayant diminué à mesure de ces progrès.
De l’espace public à l’espace privé
Des vespasiennes du préfet Rambuteau aux premiers lavatories, la chronique de l’évolution des commodités dans l’espace public urbain s’avère être aussi celle des mœurs. Si les pudeurs politiques vis-à-vis d’une « certaine idéologie mâle de la pissotière » contribueront à avoir raison de ces dernières, l’auteur rappelle l’effet vases communicants entre le privé et le public à mesure que les logements s’équipent en WC, jugés « plus moralement corrects ». La réduction drastique de l’offre dans l’espace urbain devient ainsi le corollaire de l’entrée progressive des sanitaires dans l’habitat, entraînant ce constat sans appel : « A la fin des années 70, l’offre, notamment à Paris, se caractérise par sa vétusté, sa saleté et sa rareté. » Et si, sans résoudre le manque faute de déploiement suffisant, l’invention de la Sanisette à entretien automatique de Decaux a ensuite révolutionné le mobilier d’aisance (et sa gestion), son service d’abord payant a soulevé le dilemme de la gratuité.
Pour ceux qui vivent dans la rue et ceux qui se déplacent
Car tout le monde n’est pas égal face au manque de commodités. D’évidence, la quasi disparition des toilettes dans l’espace public affecte en premier lieu les plus démunis, à commencer par les sans-abri (et sans ressources pour y accéder), dont la dignité est en jeu.
L’auteur souligne aussi les inégalités de genre qui existent depuis toujours, les femmes devant très souvent faire la queue pour accéder aux toilettes qui leur sont dédiées parce qu’elles doivent y passer plus souvent, plus longtemps (absence d’urinoir, anatomie, vêtements, grossesse, règles, enfants…). Un problème dont la résolution passe sans doute par des toilettes plus vastes et/ou mixtes, à l’instar de ce qui se pratique déjà sans problème là où l’espace, contraint, se partage en toute neutralité (trains, avions…).
Mais les équipements d’aujourd’hui ont aussi à répondre à des nécessités qui ne sont pas celles d’hier et doivent anticiper l’avenir. Alors que le Code du travail impose la mise à disposition de cabinets dans l’entreprise pour les employés, les professionnels de la mobilité (livreurs, taxis…) sont également affectés par ce manque de commodités dans la ville. De même que les travailleurs, touristes et autres voyageurs ou personnes atteintes de maladies chroniques qui l’arpentent à divers moments de la journée et de la nuit, d’autant que les gares et stations de métro n’en sont peu ou pas pourvues, aucune d’obligation ne pesant sur le gestionnaire, pas plus que sur la municipalité. Outre l’augmentation des déplacements des personnes dans le périmètre urbain, l’inéluctable vieillissement de la population induit aussi une fréquentation accrue des toilettes par les personnes âgées.
Des toilettes PSG, « en open bar »
Face à ces réalités, Julien Darmon plaide pour des infrastructures en nombre suffisant « propres, sûres et gratuites », rassemblées sous l’acronyme PSG ou GPS selon la priorité donnée à l’une ou l’autre de ses composantes. Pour pallier leur manque et accompagner massivement la densification du réseau de toilettes collectives, il propose également d’accorder une sorte de délégation de service publics aux cafés, bars et restaurants qui « seraient alors subventionnés à partir d’une obligation de moyens » en ajoutant ce service à leur offre, sur le modèle des buralistes lorsqu’ils vendent par exemple des timbres fiscaux. Pressant les métropoles occidentales à agir, il suggère enfin l’inscription d’un « droit aux toilettes » dans les règles d’urbanisme et dans le droit des collectivités territoriales.
Julien Damon, Toilettes publiques. Essai sur les commodités urbaines, Presses de Sciences Po, 210 pages, 22 mars 2023.
[1] Diplômé de l’École supérieure de commerce de Paris (ESCP), Julien Damon est également docteur en sociologie. Professeur associé à Sciences Po, il est aussi Conseiller scientifique de l’École nationale supérieure de sécurité sociale (En3s), chroniqueur aux Échos et au Point, et dirigeant de la société d’études et de conseils Éclairs. Précédemment, il pilotait le département des Questions sociales au Centre d’Analyse Stratégique (dissout en 2013, dont la mission prospective était d’anticiper, sur requête du Premier ministre, les principales réformes gouvernementales), ainsi celui des Etudes à la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF). Spécialiste des questions sociales et urbaines, il est auteur et contributeur de nombreux ouvrages et articles de revues consacrés à l’exclusion, aux sans domicile fixe, aux politiques familiales et à la mondialisation, la bidonvillisation à Paris…
[2] Comment les toilettes sont une lunette sur l’évolution du monde, 28 minutes, ARTE.TV, le 11/04/23.
[3] Le duel des critiques, BFM Business, le 26/04/23.