D’importantes séries de sculptures du duo d’artistes Daniel Dewar et Grégory Gicquel (re)présentent des salles de bains monolithiques dont le bloc de marbre se mue en bloc sanitaire. Erigeant un sujet d’ordinaire jugé trivial au rang d’art, ces œuvres sont des sanctuaires à la toilette masculine, qui questionnent avec une poésie crue notre rapport au corps et à ce moment d’intimité.
Daniel Dewar et Grégory Gicquel, duo d’artistes britannique et français reconnus sur la scène internationale, se sont rencontrés en 1997, à l’école des Beaux-Arts de Rennes. Depuis plus de vingt ans, ils travaillent ensemble, à quatre mains. En 2012, lorsqu’ils reçoivent le très prisé prix Marcel Duchamp lors de la FIAC, c’est d’ailleurs la première fois qu’une œuvre produite à deux est récompensée.
Photo ci dessus : Nudes XI, 2020, 123 x 90 x 19 cm. ©Julien Grémaud / Courtesy of the Artist, CLEARING New York & Brussels, Galerie Lovenbruck Paris and Jan Kaps Köln.
Au-delà des lauriers (et du sujet), existerait-il un lien entre leurs sculptures de sanitaires et la scandaleuse icône de l’art contemporain par laquelle un urinoir a été érigé en objet muséal ? Si Fontaine (1917), le plus célèbre des ready-made de Marcel Duchamp (1887-1968) tendait à être « un objet usuel promu à la dignité de l’objet d’art par le simple choix de l’artiste » [1] (en l’occurrence renverser une pièce de céramique achetée dans un grand magasin), les salles de bains de Daniel Dewar et Grégory Gicquel ne sont pas des éléments manufacturés détournés, mais bien des pièces modelées dans une diversité de matériaux : béton, marbre, dolérite (une roche éruptive), granit gris, grès de Fontainebleau ou encore céramique et même bois…
De la brutalité du geste à la caresse
Autodidactes, les artistes revendiquent une certaine « simplicité expérimentale ». Avec eux, l’idée ne l’emporte pas sur le résultat, le concept n’occulte pas le process de fabrication : « le temps de réalisation est aussi celui de la performance et d’un rapport physique à un matériau. Ces choses sont souvent visibles au sein de l’œuvre, sa construction retrace les nombreuses décisions et contradictions, et sa facture témoigne par empreinte de nos gestes. » [2]
Ainsi, le moyen devient partie prenante de leur création, dont l’issue demeure incertaine. La « patte » des artistes « transpire » au travers de la technique et du matériau employés. A l’instar de Michel-Ange ou de Rodin, apôtres de l’esthétique du « non finito », certaines parties de leurs œuvres conservent un aspect brut, inachevé. En griffant la pierre, les coups de taille directe encore visibles traduisent de façon formelle la force et l’engagement, y compris physique, des sculpteurs. Ces zones piquetées s’opposent aux parties polies, qui invitent à la caresse.
Photo ci-dessus : Nudes I, 2017, marbre rose du Portugal, 120 x 173 x 120 cm. ©Eden Krsmanovick, Courtesy of the Artists and CLEARING New York, Brussels.
Des sanitaires en chair et en homme
Le plus souvent taillés à la main, les blocs de pierre racontent en effet une histoire de chair et de sanitaires. Dans la lignée des luxueux modèles de l’Antiquité, la couleur (et son effet décoratif) en prime, c’est à dessein que la série des Nudes met en œuvre un marbre rose du Portugal (Rosa Aurora). Non seulement sa teinte saumonée rappelle les pièces de céramique sanitaire en vogue dans les années 1970-80 mais, veinée de gris-bleu, cette roche évoque de façon troublante la carnation humaine. Se faisant peau par mimétisme, ce marbre « en chair » initie un dialogue sensuel avec les morceaux de corps masculins qui semblent jaillir isolément de la paroi. Véritables traces de vie, ces figures que l’on dirait issues d’une collection de fragments de sculptures antiques personnifient ce qu’il y a de plus intime (un pied, une jambe, un sexe…), dans un rapport quasi fétichiste au corps et la beauté mâle.
Photo ci-dessus : Nudes VII, 2018, marbre rose du Portugal, 270 x 129 x 120 cm. ©Eden Krsmanovick, Courtesy of the Artists and CLEARING New York, Brussels.
(Ré)concilier toilette et virilité
Fait rarissime dans l’histoire de l’art, la toilette est bien ici une affaire d’hommes. Comme l’explique Véronique Wiesinger en introduction à sa brillante analyse publiée dans le catalogue de l’exposition Le nu et la roche à la HAB Galerie de Nantes, « notre époque si portée sur les arts reste mal à l’aise avec la représentation artistique des commodités de la vie moderne. Assurément, le fait que des éléments de plomberie, des sanitaires ou des dispositifs pour se laver deviennent le sujet d’œuvres d’art semble aussi incongru aujourd’hui que lorsque Degas peignait, il y a près de 150 ans, des femmes disgracieuses accroupies dans leurs tubs en métal et s’épongeant dans des perspectives improbables. Quant au corps de l’homme, il est exclu de toute représentation artistique de telles activités domestiques triviales ». [3]
Photos ci-dessus : Nudes IV, 2017, marbre rose du Portugal, 201 x 117 x 50 cm. ©Eden Krsmanovick, Courtesy of the Artists and CLEARING New York, Brussels.
Une poésie de l’instant
Daniel Dewar et Gregory Gicquel ont livré ces vers, eux aussi issus du livre Rosa Aurora publié en 2017, qui illustrent avec un certain lyrisme leur travail sur marbre [4] :
« Sur une plage, près des roches roses, des blocs noirs.
Entre deux blocs de petits bassins d’eau claire,
La peau au contact de la surface polie.
Une salle d’eau.
Extraire ce monument en puissance,
Retrouver ce moment,
Un lavabo, une baignoire, un bidet,
Tailler ça dans du rose.
Les paillettes du sable scintillent.
Des sanitaires – lavabos, bidets, toilettes et une baignoire,
Sont sculptés dans un bloc de marbre rose.
Les objets lisses, courbes, creux et doux se dégagent de la matière.
Le minéral renvoie ces mobiliers modernes à l’état de nature.
Au jardin, ce monument évoque des corps nus dans un monde idyllique. »
L’incongru et l’inconnu
Avec ces deux artistes, les tabous tombent et le mobilier de la salle de bains, pièce privée par excellence, est porté aux nues en même temps que le moment de cette toilette (version testostéronée) est mis à nu, à échelle monumentale. Révélé comme il l’a rarement été, ce sujet domestique s’expose en extérieur, au grand jour et, comble du paradoxe, s’offre au regard – et au toucher – d’inconnus, comme en ce moment à Bruxelles et à Genève, dans l’écrin de somptueux jardins (cf. « A voir », en fin d’article). Renforçant l’analogie induite par le choix d’un matériau qui fait « peau », les sculpteurs placent sur le même plan les fragments de corps et les fragments de salle de bains. Parce qu’elles soulignent la ressemblance formelle, ces proportions identiques entretiennent la relation – et la confusion – entre les différentes parties de l’œuvre.
Une douche qui se touche
La charnel et le matériel forment un Tout indissociable, dans un jeu habile de correspondances. Là, des jambes de gisant reposent (pour l’éternité ?) au-dessus d’un lavabo, telles deux quilles placées à l’équerre d’une autre, celle de la colonne-bénitier par laquelle l’eau et les ablutions sont sacralisées (Nudes XI, photo d’ouverture)… Ici, la trinité lavabo-bidet-cuvette taillée dans un bloc de marbre qui en devient sanitaire, élevant sans fard le vulgaire au rang d’art (Nudes I, Nudes VII)… Ailleurs, une ode au chant des entrailles associe le système digestif à un bidet. Pour orifice pseudo anal, un coquillage figure une corne d’abondance (ses contours rappellent aussi ceux d’un estomac et d’excréments) qui évoque l’inéluctable production et le traitement conjoint des déchets du corps par ces « machines » tout autant que les premiers objets naturels utilisés par les hommes pour leur toilette, à l’image de cette conque (Nudes X)… Autrement, se dressant plus à la verticale encore, les éléments encastrés d’une robinetterie technico-organique émergent en bas-relief d’une paroi fruste pour donner vie et corps à une douche qui se touche littéralement, la main passant d’une « tuyauterie » à l’autre, un pénis en écho lascif au bec parfaitement lisse du mitigeur (Nudes IV)…
Photo ci-dessus : Nudes X, 2020, marbre rose du Portugal, 130 x 225 x 72 cm. © Julien Grémaud / Courtesy of the Artists, CLEARING New York & Brussels, Galerie Lovenbruck Paris and Jan Kaps Köln.
[1] Définition du ready-made par André Breton, Dictionnaire abrégé du Surréalisme, Paris, Galerie des Beaux-Arts, 1938, p. 23, cité par Véronique Wiesinger [3].
[2] Propos recueillis par Stéphanie Hussonnois, Exposition Daniel Dewar et Grégory Gicquel, Le Hall, Prix Marcel Duchamp 2012, 25 sept. 2013 – 6 janv. 2014, Centre Pompidou, Paris.
[3] Véronique Wiesinger, « L’art du billard la sculpture en pierre de Daniel Dewar & Grégory Gicquel », in Rosa Aurora, édité par Le Voyage à Nantes & Triangle Books, 2017 à l’occasion de l’exposition « Le nu et la roche » à la HAB Galerie de Nantes.
[4] in Rosa Aurora, édité par Le Voyage à Nantes & Triangle Books, 2017.
Photos
♦ Installation NUDES dans les jardins du Museum Van Buuren : ©Julien Grémaud, Courtesy of the Artist (en ouverture) ; ©Eden Krsmanovick, Courtesy of the Artists and CLEARING New York, Brussels (dans l’article).
♦ Installation dans le parc des Eaux-Vives de Genève, dans le cadre de la biennale SculptureGarden : ©Julien Grémaud / Courtesy of the Artists, CLEARING New York & Brussels, Galerie Lovenbruck Paris and Jan Kaps Köln (en toute fin d’article).
A voir
♦ A Bruxelles : jusqu’au 17 octobre 2020, la galerie CLEARING accueille l’exposition Animals and Sculpture qui présente un ensemble d’œuvres en bois de chêne, dont des sculptures en forme de mobilier et des bas-reliefs, ainsi qu’une sculpture monumentale en granit. En parallèle, NUDES, une installation de sculptures en marbre rose du Portugal appartenant à la série Rosa Aurora, est à découvrir jusqu’au mois de mars 2021 dans les jardins du Musée Van Buuren, dans la suite de l’exposition Rosa Aurora Rosa organisée par la galerie Clearing de Brooklyn, à New-York, en 2018.
♦ A Genève : jusqu’au 30 septembre 2020, la biennale SculptureGarden est implantée au cœur de la ville sur différents sites, dont trois œuvres de Daniel Dewar & Grégory Gicquel.
Repères
Daniel Dewar (1976, Forest of Dean) et Grégory Gicquel (1975, Saint-Brieuc) ont eu les honneurs de nombreuses expositions individuelles, en particulier à la Kunsthalle Basel (Bâle, Suisse), Portikus (Francfort, Allemagne), FKA Witte de With (Rotterdam, Hollande), KIOSK (Gand, Belgique), Front Desk Apparatus (New York, USA), Musée Rodin (Paris), Centre Pompidou (Paris) et au Palais de Tokyo (Paris). Leur travail a été montré également dans près de 80 expositions de groupe, notamment au WIELS (Bruxelles, Belgique), CAC (Vilnius, Litunanie), Santa Barbara Museum of Art (Santa Barbara, USA), Irish Museum of Modern Art (Dublin, Irlande), Yokohama Triennale (Yokohama, Japon), Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris (Paris), Raven Row (Londres, UK), CAPC (Bordeaux) et Artists Space (New York, USA).