A Bruxelles, une exposition commémore le 25e anniversaire d’une œuvre provocatrice qui a établi la sulfureuse notoriété du belge Wim Delvoye à l’international : Cloaca, la machine à fabriquer de la matière fécale qu’une mise sous vide entend faire passer de ce postérieur biomécanique à la postérité, valorisant les excreta sur le marché de l’art.
L’événement organisé par la galerie Rodolphe Janssen a une dimension rétrospective qui, exprimée dans son titre, suggère d’emblée la portée de l’installation scatologique : Cloaca. Celebration 2000-2025. Autodidacte, Wim Delvoye a 35 ans lorsqu’il invente cette insolite machine capable de reproduire le processus de digestion et dont le nom établit un parallèle entre ce dispositif anthropomorphe, les égouts antiques décrits par Cicéron comme un dépôt d’immondices (la cloaca maxima) et la poche située à l’extrémité du tube intestinal chez les poissons, les reptiles et les oiseaux, « constituant le réceptacle commun aux excrétions des voies digestives et aux produits des voies génitales » [1]. Entrant en force dans le XXIe siècle, sa proposition scandalise, faisant immédiatement et durablement date dans l’histoire de l’art.
Un scandale au parfum fécal
Mesurant 12 mètres de long et près de 3 mètres de haut, la Cloaca Original dévoilée pour la première fois au musée d’art contemporain d’Anvers (MuHKA) forme un ensemble complexe. Huit années de recherches en collaboration avec une équipe réunissant une centaine de scientifiques et d’ingénieurs [2] ont été nécessaires pour parvenir en 2000 à cet exploit technologique. Aux murs de la galerie Rodolphe Janssen, une quarantaine de dessins techniques rendent compte des études préalables entreprises afin de remplacer les organes digestifs par des systèmes artificiels, qui fonctionnent comme des outils, inspirés notamment par la Feeding Machine qui gave littéralement Charlie Chaplin dans Les Temps Modernes.
De vrais repas pour des crottes artificielles
Abritant tout un microbiote (gaz, enzymes, bactéries, sucs pancréatiques, bile…), ce tube digestif géant est maintenu à la température du corps humain (37,2 °C), avec un taux d’humidité semblable. Cloaca fonctionne en associant une série de cloches de verre où sont digérés divers aliments. Il faut 27 heures avant que la précieuse matière ne soit délivrée après broyage, au gré d’un long cheminement de tuyauteries animées par des pompes… La machine aura été préalablement nourrie – de préférence avec des mets délicats, voire gastronomiques, comme ceux préparés par le chef triplement étoilé Michel Troigros –, pour fournir des étrons proportionnels à la quantité ingérée et surtout à la taille de l’installation.
Au-delà de la controverse, une réflexion profonde
En un quart de siècle, Delvoye n’a eu de cesse d’imaginer des déclinaisons à son invention qui sent tout sauf bon. Parmi les neuf autres versions qui ont régulièrement fait le tour du monde, d’institution en institution, citons la Cloaca-Turbo (2023) qui, alignant les tambours de machines à laver, accélère le cycle de transformation pour produire jusqu’à 50 kg de matière fécale. Ou encore la Mini Cloaca (2007) que Delvoye destine aux « appétits de chats » et qui miniaturise au contraire le process – et le volume des selles, ramené à 15 g seulement – alors que la Cloaca Travel Kit (2009-2010) le transpose et le transporte dans une valise, prête à voyager… et qui, par son échelle réduite, s’approche d’un système digestif humain grandeur nature.
Au bout de ce lent processus, les crottes sont commercialisées en édition limitée, emballées hermétiquement sous un film plastique transparent, alors qu’avant lui Piero Manzoni avait, en 1961, mis en conserve ses propres merdes, vendues au poids, indexés sur le cours de l’or. Elles ne sentent plus, mais on les voit, clairement mises en scène ! Ces défécations, qui sont les œuvres de Cloaca et non celles produites par l’artiste, invitent à se demander si la machine serait capable de se substituer à l’homme dans le processus créatif. Comme dans la vie d’ailleurs, rappelant in fine que le corps humain est une chaîne de production comme une autre.
En vendant ces « crottes sous-vide » qui subliment l’esthétique des déchets, Delvoye engage un dialogue sur les tabous et les limites de l’art. Non sans humour, l’artiste questionne sa valeur. Dans une forme de critique sociale, Cloaca – que le commissaire de l’exposition, Harald Szeemann, considère comme « le sommet du surréalisme belge » – explore ainsi avec insolence les thèmes de la production et de la sur-consommation, jusqu’au gaspillage alimentaire. Un logo parodique escorte chacune des ces machines qui sont plus importantes que les excréments qu’elles produisent, détournant les codes graphiques et le marketing de marques à la notoriété planétaire : Coca-Cola, Mister Proper, Chanel, Harley-Davidson…
Sur le marché de l’art, d’après la base de données d’artistes ArtPrice, bien que très loin d’atteindre les quelque 190 000 livres décrochées à Londres chez Sotheby’s en 2011 par une sculpture en inox, qui est à cette date l’œuvre de Wim Delvoye ayant fait le plus crépiter les enchères, les excréments sous vide et autres coffret plexi de Cloaca se vendent tout de même couramment autour de 6 000 euros, mais peuvent exceptionnellement grimper, record actuel, à plus du double ! Parmi les produits dérivés aussi proposés par l’artiste, un rouleau de papier toilette portant l’impression du logo Cloaca peut susciter un maximum de 120 euros au marteau et une figurine en boîte se négocie entre 100 et 450 euros. [3]
A voir : l’exposition Cloaca. Celebration 2000-2025, à la galerie Rodolphe Janssen (Bruxelles), jusqu’au 9 mars 2025, qui rassemble une collection d’environ cent œuvres, présente outre la Cloaca Travel Kit, des sculptures et des excréments produits par Cloaca, des impressions Anal Kiss, des objets dérivés de Cloaca, une peau de cochon tatouée, une radiographie de Cloaca et des dessins.
Photos : œuvres de Wim Delvoy avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Rodolphe Janssen, Bruxelles.
– Cloaca Travel Kit, 2009 – 2010. Technique mixte, 78 x 53 x 26 cm. ©Studio Wim Delvoye/SABAM, Belgique (en ouverture, à gauche).
– Prato, 18-11-2003, 2003. Emballé sous vide, selles de Cloaca, boîtier en plexi. 25 x 21 x 4,5 cm
(WDel250).
©Studio Wim Delvoye (en ouverture, à droite).
– Action Doll, 2007. Technique mixte, 37 x 35 x 10 cm. ©Studio Wim Delvoye/SABAM, Belgique.
– Sans titre (étude pour Cloaca Quattro), 2004. Crayon et crayon de couleur sur papier, H 62 x 45 cm. ©Studio Wim Delvoye/SABAM, Belgique.
[1] Définition du mot cloaque (CNRTL).
[2] Laure Joyeux, Cloaca, une machine à l’œuvre. Du corps substitué à l’œuvre productive, Essais, 2 | 2012, Université Michel-de-Montaigne Bordeaux 3.
[3] Exemples de résultats aux enchères (prix au marteau, source Artprice) : 190 000 £ (217 075 €), Flatbed Trailer Scale Model and Caterpillar 5C Scale Model (2004), sculpture, inox,128 x 575 x 73 cm, lot N° 37, 13/10/2011, Sotheby’s, Londres, Royaume-Uni ; 12 000 £ (13 573 €), Cloaca Faeces (2002), sculpture, fèces de Cloaca, sous vide dans du plexiglas, 17,2 x 21 x 4,5 cm, lot N° 224, 06/02/2009, Sotheby’s, Londres, Royaume-Uni ; 120 euros, rouleau de papier Cloaca, multiple, papier toilette, 11 x 12 cm, imprimé, lot N° 5482, vente en ligne du 23/03/2022 au 04/04/2022, Bernaerts Auctioneers, Belgique ; 450 €, boîte Action Figure, figurine, modèle réduit de Cloaca et cochon tatoué, 36,5 x 35 x 10 cm, lot N° 1547, 09/12/2021, Bernaerts Auctioneers, Anvers, Belgique.