En mars 1983, la toute première édition du Cevisama de Valence réunissait 163 exposants. Portant un regard rétrospectif sur les quatre décennies écoulées, celle de 2024 a rappelé les progrès techniques qui ont accompagné les (r)évolutions constantes du marché du carrelage… et les tendances.
Au Journal officiel de 1984 [1], le Cevisama est présenté comme le « Salón de la Ceramica, Vidrio y Recubrimientos para la Construcción, Saneamientos, Materias Primas y Maquinaria » (Salon de la Céramique, du Verre et des Revêtements pour la Construction, l’Assainissement, les Matières premières et les Machines). Derrière l’association de ces univers (que la salle de bains et le mobilier ont rejoint à partir de 1987), se cache une histoire qui, en quarante années, raconte en creux celle des mutations de la céramique en tant que revêtement… et des usines de la région de Castellón. Pour l’Institut de technologie céramique (ITC) [2], Lutzía Ortíz et Ana Benavente de L’Observatoire des tendances de l’habitat (OTH) ont passé en revue les principales orientations successives du marché du carrelage, mises en corrélation avec les avancées technologiques, moteur des évolutions sectorielles.
Les années 1980 : les débuts de l’automatisation et le règne de la couleur
Jusqu’alors, le pressage des carreaux était opéré manuellement, puis ceux-ci séchaient à l’air libre avant d’être cuits dans des fours à charbon ou à bois, grands consommateurs de main d’œuvre. Dans les années 1980, les process de production commencent à évoluer, d’un savoir-faire artisanal vers l’industrialisation. L’automatisation avance et les fours se modernisent, fonctionnant désormais au gaz naturel, moins énergivore et moins polluant.
Le pressage et la découpe sont réalisés non plus par l’homme mais par des machines, avec à la clé une capacité de production accrue : plus de pièces en moins de temps. L’optimisation des lignes de production a également un impact sur la qualité. Des recettes inédites d’émaux et d’argiles sont introduites, qui améliorent les propriétés des carreaux et favorisent la diversification des produits. Des matériaux recyclés et des process plus durables commencent à être expérimentés.
Première décade de ce flash-back, les années 1980 sont marquées par un certain optimisme, qui se traduit par une palette presque pop, dans l’architecture d’intérieur comme dans la mode (quoique plus timidement que sur les vêtements). Dans la salle de bains, la monochromie s’impose comme la tendance phare. Une teinte unique épouse tous les éléments, se déployant dans l’espace de manière immersive : sols, murs, céramique sanitaire…
En parallèle, les ombrés font leur apparition (durable) sur les carreaux. Ces effets presque flammés sont souvent associés à une veine rustique, les progrès techniques ayant permis d’améliorer la glaçure et l’intensité des couleurs. Au sol, les carreaux en format 25 x 25 cm, plébiscités par le marché, mettent en valeur ces dégradés.
Grâce au développement de technologies plus avancées, c’est aussi l’époque au cours de laquelle la sérigraphie permet au carrelage d’entamer un rapprochement avec l’aspect minéral. Les débuts des imitations de pierre naturelle et de marbre – proposés dans une version ultra brillante et polie – coïncident avec l’émergence d’une tendance qui rime avec opulence, spécialement dans la salle de bains.
Les années 1990 : la créativité débridée par l’amélioration des process
Alors que le monde entame sa révolution numérique (la naissance d’Internet remonte à 1989), la monocuisson se généralise et devient la norme, la température du four étant suffisamment élevée pour vitrifier les céramiques et fusionner les émaux en une seule étape après celles, successives, du pressage ou du moulage, de l’émaillage puis du séchage.
Faisant référence à la préparation du mélange de matières premières sous forme de suspension liquide, la méthode dite « humide» prévaut, apportant des avantages significatifs à la production, en plus de la rapidité d’exécution : plus fluide, la consistance de l’argile autorise davantage de liberté au niveau des dessins et des motifs. Le mélange des additifs et des glaçures dans l’argile est plus uniforme, améliorant ainsi l’homogénéité du produit final.
Dans toute la maison, le classicisme d’antan fait place au luxe, à l’expression du faste. Plus que jamais, cette tendance trouve écho dans les carreaux d’aspect marbre brillant, qui en incarnent la démonstration exubérante. Alors que leurs graphismes évoluent vers toujours plus de réalisme, ceux-ci ne sont pas tous sagement déclinés dans des tonalités d’ivoire. Du rouge alicante au travertin, des tons écarlates, très populaires, font également pétiller les veines, la céramique s’émancipant de ses modèles pour créer les siens, grâce à une créativité débridée. Dans un esprit campagne qui en est l’antithèse, les imitations pierre naturelle jouent davantage la carte du mimétisme.
Les pièces spéciales décorées, les reliefs et les frises se multiplient et connaissent un grand succès, qui se prolongera la décennie suivante. Les nouvelles machines se multiplient sur les lignes de production, ajoutant toujours plus de richesse et de profondeur aux dessins.
Les mosaïques, d’une grande variété, sont également plébiscitées, avec un très bon accueil des nouveaux formats sur filet qui permettent une mise en œuvre rapide. Effet aquatique oblige, les tesselles bleues sont particulièrement appréciées pour les piscines et les salles de bains.
Les années 2000 : avec l’impression à jet d’encre, les décors se multiplient
En Espagne, la première imprimante à jet d’encre [3] fait entrer la céramique dans le nouveau millénaire. Sa mise en service en 2002 chez Azulev (Castellón de la Plana) lance son développement à grande échelle. La révolution, qui s’opère dans tous les pays producteurs, ne se cantonne pas à l’esthétique, avec une précision des motifs, des couleurs et des dessins nettement supérieure. Sur le plan technique, les process gagnent aussi en souplesse. Les fabricants peuvent plus facilement s’adapter aux tendances du marché et modifier les conceptions et les modèles en temps réel. Mieux maîtrisée, l’application des glacis et des décorations permet en prime de réduire les déchets de matériaux.
L’amélioration constante de ces machines conduit les entreprises à réaliser des formats de plus en plus grands ou de plus en plus stylisés, qui changent l’aspect même de la céramique… et son marché. Les encres, grâce à des teintes solubles, créent des effets d’aquarelle inédits. L’acceptation immédiate de ce type de collections rimant avec décoration engendre une demande croissante pour des produits plus personnalisés et esthétiques.
La technologie de la presse en continu, par estampage sur rouleau, se perfectionne au cours de cette décennie, ce qui a pour conséquence une expansion remarquable des motifs, dont le tracé gagne en netteté. Une reproduction plus fidèle des matériaux naturels commence. Pierres, marbres et ciments sont travaillés avec une palette de couleurs plus réalistes : moins de vert et de bleu, plus de finitions satinées… A l’inverse, la haute brillance est indissociable du style néo-baroque, dont les dorures scintillantes sont plébiscitées par le marché oriental.
Dans le même temps, les maisons, moins grandes, commencent à être reconfigurées, afin d’optimiser et d’ordonner l’espace : en cuisine, les appareils ménagers deviennent moins encombrants et d’une manière générale, les meubles adoptent des lignes droites, rationnelles, y compris dans la salle de bains. Un style synonyme de modernité accompagne cette métamorphose : le minimalisme, qui s’impose comme une tendance de fond.
Les années 2010 : les décors envahissent les grands formats, grâce au pressage continu
Les années 2010 correspondent à l’introduction massive des imprimantes à jet d’encre dans l’industrie, sur lesquelles l’ensemble des fabricants de carrelage sont dorénavant formés. La vitesse d’impression et la résolution ont fait des progrès significatifs. Plus rapide que les méthodes de pressage conventionnelles, le pressage continu raccourcit les délais de fabrication et permet de travailler une plus grande variété de tailles et de formats de carreaux. La suppression des variations et autres défauts au niveau des dimensions et de l’épaisseur, mais aussi de l’apparence et de la texture avec des reliefs plus fins et détaillés est une autre avancée majeure apportée par cette technologie. Sur le plan énergétique, le temps de cuisson étant réduit, l’utilisation des ressources est optimisée. En adaptant la juste quantité d’argile utilisée pour chaque carreau, le pressage en continu minimise les déchets de matériaux.
Particulièrement stable, ce process conduit au développement de décors sur grand format, inimaginables dans les années 1980, limitées au 100 x 100 cm. Ces grands formats, dont l’impact visuel croît avec leur taille, séduisent le marché : avec moins de joints, les surfaces semblent plus vastes et plus uniformes, et les espaces plus contemporains. Grâce aux progrès en continu, certaines dalles atteignent 360 x 120 cm (notamment en pierre frittée).
Dès les années 2010, le graphisme ne connaît plus de limite. Difficiles à réaliser jusqu’alors, les imitations marbre et onyx s’épanouissent et se complexifient. Les effets bois deviennent bluffants, à des niveaux de réalisme jamais atteints. Les collections gagnent également en profondeur, intégrant une profusion de décors géométriques.
Ces divers éléments décoratifs se mélangent, invitant à une fusion des styles : l’esprit « mix and match » fait fureur. Imprégné d’éléments nostalgiques sans être rétro ni passéiste, le style industriel impose son caractère distinctif et incarne une modernité teintée de références vintage. Là encore, l’impression à jet d’encre permet de donner à la céramique l’apparence du ciment en tant que matériau (mais aussi d’imiter à s’y méprendre les anciens carreaux hydrauliques) ou encore du métal, avec des éclats brillants ou des traces de rouille…
Les années 2020 : full digital, épaisseurs minimales, ouverture au secteur de l’ameublement et décarbonation
Mise en œuvre à toutes les étapes du processus de fabrication des carreaux depuis leur conception, le full digital combine l’impression haute résolution avec plusieurs technologies automatisées, générant toujours plus de précision, d’efficacité et de personnalisation.
Alors que l’impact environnemental est devenu un enjeu au cours de la décennie précédente, le développement de technologies de décarbonation dans l’industrie céramique se poursuit. Fours au gaz naturel à haut rendement, récupération de la chaleur résiduelle, systèmes de cogénération, réutilisation des déchets du processus de production, réduction de l’utilisation de la matière première, recyclage des eaux usées…, les stratégies adoptées au cours de ces quarante dernières années portent leurs fruits : selon Tile of Spain, les émissions totales de CO² de l’industrie céramique par tonne de produit cuit ont été réduites de -60 % depuis 1980 et les émissions totales de CO² de -24 % par rapport aux années 1990.
En réponse à la crise sanitaire, à l’aube des années 2020, la santé s’impose comme une priorité. Alors que le bien-être devient une quête existentielle, les frontières entre intérieur et extérieur tendent à être gommées. Le carrelage sert de trait d’union, matérialisant la prolongation d’un univers à l’autre. Pour créer des atmosphères saines, le lien avec la nature se renforce, stimulant les aménagements outdoor, conçus comme des extensions de la maison : terrasses, cuisines et même salles de bains dans (ou avec vue sur) le jardin, spa ou pool house avec douche…
Avec la fabrication de très grands formats et de pièces de faible épaisseur (une économie de matières bonne pour la planète), la technologie entièrement numérique et l’innovation favorisent l’introduction de la céramique dans d’autres secteurs, en particulier l’ameublement : celle-ci sort actuellement de sa zone de confort pour conquérir de nouvelles surfaces comme le plan de travail ou de toilette, l’habillage d’une structure au point d’eau ou sur un îlot…
Par le toucher, le développement des micro-reliefs et des textures apporte une dimension sensorielle, qui adoucit la rigueur minimaliste tandis que le luxe s’inspire des pierres précieuses et offre des graphismes saisissants avec des panneaux en haute brillance.
[1] BOE, n°23, 28 septembre 1984, d’après la liste des évènements internationaux validée par le secrétaire d’État au commerce, Luis de Velasco Rami, le 24 septembre 1984, citant le Cevisama, en date du 5 et 9 mars, à Valence.
[2] La création de l’ITC repose sur l’accord entre l’Université Jaume I de Castellón (UJI) et l’Association de Recherche de l’Industrie Céramique (AICE).
[3] La technologie de l’impression à jet d’encre été développée par l’entreprise espagnole Kerajet.
Sources : 40 ans de design et de tendances céramiques, conférence de Lutzía Ortíz et Ana Benavente pour l’Institut de technologie céramique (ITC) de l’Observatoire des tendances de l’habitat (OTH), lors de la conférence de presse organisée conjointement par l’Ascer et Tile of Spain sur le salon Cevisama à l’occasion de son 40e anniversaire, le 27 février 2024 ; Tile of Spain pour un éclairage historique et technique complémentaire.
Photos et illustrations : © photos d’archives avec l’aimable autorisation de ITC-OTH (sélection de la conférence) ; ©Cevisama (logo du 40e anniversaire du salon, en ouverture).