S’adressant en chanson aux pisseurs impénitents, le clip commandé par la mairie de Paris à la Youtubeuse Swann Périssé a surpris par son ton. Décryptage d’une communication tellement décalée qu’elle en occulte en partie le fond du sujet, à savoir la mise à disposition en nombre suffisant et pour tous de W.-C. dans la capitale.
Prolongement de la campagne « Rendons propre Paris » initiée en 2018, laquelle promeut un engagement citoyen s’intéressant à toutes les formes de déchets (mégots, recyclage, encombrants et envies pressantes…), le clip « Pas pipi dans Paris » délivre un message qui a manifestement raté sa cible. Si d’éducation il s’agissait, les réactions sur les réseaux sociaux montrent que cette information pour le moins triviale est mal passée, d’aucuns lui reprochant sa satire édifiante aussi bien qu’une esthétique kitschissime. « Catastrophe », « Le plus gros #malaise de la rentrée », « Malaise niveau 1000000000000000 », « La honte totale ! », « La dérive des incontinents », « Clip nanar à vocation pédagogique », « Pub contre-productive »… Moqueries et critiques acerbes ont envahi la Twittosphère. Fond, forme, intentions, c’est la consternation : cette ritournelle infantilisante a fortement déplu, même si l’on peut objectivement admettre qu’un bad buzz… soit aussi un buzz. Certes, pour un communicant, même chevronné, parler des toilettes (et de ce que l’on y fait… ou pas, s’agissant ici d’un plan de lutte contre les « épanchements d’urine sauvages ») représente un challenge ardu. Si le sujet était effectivement « touchy », le discours contient, sous couvert d’un abord fantaisiste, une charge aussi maladroite qu’irritante.
Tourné… en dérision
Avec l’humoriste Swann Périssé dans le rôle orchestre de la Dame pipi arborant une robe tentaculaire en papier toilette jaune (lequel fait aussi office de rideau et de cloison), le film publié le 13 septembre par la Mairie de Paris multiplie les clins d’œil caricaturaux. Vu par le petit bout de la cuvette, prisme qui ici sert au propre comme au figuré de lorgnette, le sujet est tourné en dérision dans la neutralité d’un studio (le dégradé de fond noir/gris est sans doute censé faciliter les projections, cibles que nous sommes). Avec les noctambules alcoolisés placés dans le principal viseur, aucun plan n’échappe au second degré. Mus par un besoin irrépressible, des comédiens titubants balancent tout (chaussures, documents, sac, parapluie, valise et écharpe sont ici les attributs de leur humanité # animalité), trépignent comme des enfants de 5 ans avant de se ruer et de culbuter (culotte aux pieds et fesses par-dessus tête, façon roi Dagobert) sur les toilettes, couronnées pour l’occasion d’un nœud d’or comme s’il s’agissait d’une récompense quasi sportive. Et si le Graal, c’était justement d’en trouver un, et à temps ? Nul ne semble disposé à se poser l’utile question que l’image trahit au travers de cette cocarde arrimée au réservoir de chasse. Une évidence connue de celles et ceux, résidents permanents ou de passage, qui ont affronté, de jour comme de nuit, le pavé parisien et que renforce par trois fois (à 1’23”, 1’31” et 3’08”) la photo de la couverture d’un ouvrage imaginaire (ne s’agissant pas a priori d’une référence au livre publié par Cécile Briand aux Editions Attila). Un ouvrage de rêve (sinon de chevet ;-), sobrement titré « Où faire pipi dans Paris. Le Guide ultime », ultime renvoyant selon toute probabilité à « ce qui se produit juste avant une issue irrémédiable » (in Cnrtl).
Un cocktail zigo-enzymatique ?
Établissant un lien de cause à effet digne d’un cercle vicieux que la reprise du refrain en « boucle » renforce, les mêmes trublions (hommes et femmes indistinctement, tous dans la tranche de référence des 20-40 ans) réapparaissent le plan d’après, avec à la main ou en bouche une bière ou un cocktail. Celui-ci est en apparence aussi bilieux que le maquillage qui ourle jusqu’à leurs lèvres (image nauséeuse à souhait, de même que la langue dégoulinante à 2’32”) avant que, dans un esprit potache qui rappelle étrangement les pires heures du bizutage (pratique humiliante et dégradante pourtant interdite et punie par la loi du 17 juin 1998), des sachets de liquide pas si indéterminé (un ballon de baudruche évoquant une vessie au bord de la rupture ?) ne leur soient jetés à la figure dans un ralenti qui se veut sans doute cartoonesque mais rajoute à la scène un côté punitif qui trouble. A moins de supposer qu’il s’agit d’une démonstration d’amaroli (à ne pas confondre avec une liqueur italienne) ? Consistant à utiliser l’urine pour la toilette ou en boisson thérapeutique, cette thérapie, aussi peu ragoûtante soit-elle, permet de rappeler que ce liquide neutre (stérile en dehors de toute infection) fut l’un des premiers désinfectants connus, que certains continuent donc à utiliser pour leur santé…
Grosse (com)mission
Aucun cliché n’échappe à cette raillerie mêlée de mépris : s’adressant aux méritants qui évitent de « baisser leur braguette direct devant un muret tout sec », les paroles de cette ode doucereuse (soupirs quasi jouissifs, claquements de doigts façon music-hall et autres fredonnements en prime) sont également scandées au-dessus d’une giga brosse figurant un micro(be). Une manière détournée de rappeler que le « pipi » n’est évidemment pas le seul objet de cette grosse (com)mission au comique lourdement troupier, sans toutefois que soit frontalement évoqué ce « caca » que l’on ne saurait voir mais seulement imaginer, à force de mouvements compulsifs autour du dévidoir à papier. Fonctionnant tel un miroir inversé, le procédé n’est pas nouveau : en disant « merci à ceux qui ne font pas pipi », la chansonnette brocarde et montre du doigt les impénitents qui céderaient à la tentation d’uriner où bon leur semble, alors qu’« ils savent bien que ce ne sera pas lavé cette nuit » (les saligauds, cqfd), insistant à grand renfort de pincement nasal sur le seuil de tolérance olfactif et l’aspiration à « flâner dans les ruelles sans se boucher le nez » ? Comment une telle bouffonnerie parvient-elle à adresser sa charge emmiellée en enfilant ainsi les clichés icono-textuels ?
Rire jaune
Omniprésent à l’écran, le jaune est une couleur des plus ambivalentes. Perçue comme un projecteur qui met littéralement en lumière le sujet, sa face solaire se double d’un revers très grinçant, source complexe de « honte », d’ostracisme. Si, en illuminant la vision à la façon d’un agent « révélateur », son zénith peut symboliser l’éveil des consciences manifestement attendu par la mairie de Paris (et le besoin de clarté préalable à chaque réflexion individuelle), il contient aussi des références à la trahison qui sont ici sans doute aussi fortes que la recherche d’une prétendue lumière intérieure. Dans une logique de rejet du maillon faible du groupe, la tradition biblique l’associe à la traîtrise, à l’adultère et au mensonge. Couleur de l’hérétique ou du cocu qui signifie également tour à tour l’exclusion, la maladie, la malédiction ou la moquerie, le jaune colporte encore, sans même que l’on s’en rende toujours compte, ces valeurs négatives enfouies dans les tréfonds de la mémoire collective. Que le spectateur ne se trompe pas, la farce mise en scène n’est en rien légère. Sous ce prêche humoristique se cache bien un sermon, une homélie : gare à ceux qui font pipi dans Paris (uriner sur la voie publique est passible d’une amende, sanction peu évoquée mais latente) !
Sentir le soufre
Parmi de nombreux exemples, dans son essai « Les jaunes : un mot-fantasme à la fin du XIXe siècle » (in Mots. Les langages du politique, année 1984), Maurice Tournier cite la rouelle jaune imposée aux juifs par Saint Louis qui trouvera 700 ans plus tard un terrible écho en l’infamante étoile ordonnée par les nazis, ainsi qu’une tradition remontant au XVIe siècle par laquelle « les portes et fenêtres des traitres pouvaient être, en France, barbouillées de jaune par punition » ; ou encore le Yellow Flag, inquiétant pavillon maritime qui met en garde contre une contagion à bord… Cette teinte sociale péjorative s’illustre aussi dans une expression populaire désignant depuis le XIXe siècle les briseurs de grèves : embauchés à la journée, les « jaunes » furent appelés ainsi en référence à la teinte de leur combinaison constellée de pigments à base de poussière de soufre qui servait à démarquer ces « traîtres ouvriers » du traditionnel bleu d’usine mais aussi du rouge, couleur étendard des syndicats. Une formule littéralement sulfureuse et dont la crainte (quasi concomitante) du « péril jaune » semble avoir été le prolongement raciste.
Couleur pisseuse
Bien sûr, il n’aura échappé à personne que le jaune personnifie ici l’urine. Plutôt pâle, sa couleur usuelle est teintée naturellement par un pigment dit « urochrome » qui provient d’une dégradation de l’hémoglobine au niveau du foie et auxquels s’ajoutent eau (à 95 %), sels minéraux (potassium, sodium, chlore), vitamines et urée (déchet azoté). L’occasion de rappeler qu’en chromothérapie, les organes et fonctions vitales associés à cette couleur bilieuse concernent justement le système digestif… D’un point de vue organique, de la bouche à l’estomac en passant par l’intestin, le sang, le foie (…) jusqu’à la défécation, toute la chaîne du triage des déchets est donc concernée. Avoir « le teint jaune » (ictère) ne signifie-t-il pas être malade ? Hépatite, cirrhose, calculs biliaires… Une mauvaise santé qui jaunit aussi sûrement que les vraies fausses peurs citées plus haut et entretenues par une morale culpabilisante dont procède sous un air faussement amusé le film. Quant à la peinture, plus épaisse, qui goutte sur des chaussures d’homme ou nappe une main tout aussi masculine, elle évoque d’autres fluides qui auraient sans doute inspiré à Freud de croustillantes digressions, lui qui s’y entendait pour décrire le plaisir et la signification érotique de la fonction urinaire…
L’urine, ce serait la ruine ?
Pour la mairie de Paris, l’enjeu c’est bien évidemment un partage plus respectueux de l’espace public et un apaisement des riverains de ces zones d’épanchement qui échapperaient à tout contrôle, quartiers festifs et populaires présumés en tête. L’image de la Ville Lumière, première destination touristique mondiale dont l’art de vivre est salué internationalement, est clairement en jeu. Alors, l’urine, ce serait la ruine ? Reste à savoir si l’on parle de la faillite d’un pays historiquement « éclairé » ou la résultante d’un manque chronique d’investissement (et de considération du problème), au sens donc non seulement économique mais politique du terme. Évidemment, force est de reconnaître que les toilettes réclament beaucoup d’espace sur les trottoirs et nécessitent un raccordement aux égouts, ce qui ne simplifie certainement pas la manœuvre et permet de mesurer l’intérêt des uritrottoirs (aussi écologiques que polémiques) expérimentés cet été.
Question de gestion urbaine
Prosaïquement, les « plus de 400 sanisettes » (rendues gratuites depuis février 2006) recensées mathématiquement sur le site www.paris.fr/proprete (dont 150 ouvertes 24 heures sur 24, 220 jusqu’à 22 heures et 30 jusqu’à une heure, auxquelles s’ajoutent 164 WC. accessibles dans les espaces verts) suffisent-elles à couvrir les besoins de tous les parisiens ? Comme le rappelle Julien Damon, professeur associé à Sciences-Po (in, « Les toilettes publiques : un droit à mieux aménager », Droit social, n° 1, 2009, pp. 103-110), « L’implantation et l’organisation des toilettes publiques constituent un problème crucial pour les corps humains », en principe sans distinction d’âge, de genre, de statut, de revenus… Au sujet des vespasiennes (pour rappel, des pissotières inutilisables par la gent féminine), cet enseignant en master d’urbanisme assure aussi qu’on en comptait « près de 500 dès 1843, un millier au début du XXe siècle, plus de 1 200 au début des années 1930 ». Pourrait-on alors parler de sous-équipement ou de mal-équipement (y compris en matière d’accessibilité) sachant, par exemple, que les gares et les stations de métro (lieux importants de transit mais aussi d’attente, parfois longue) ne donnent pas accès aux commodités (insuffisamment ou à des tarifs très élevés) ? Sans parler de la dimension inégalitaire du sujet considérant – sans les stigmatiser – le nombre croissant de personnes laissées pour compte par la société, des sans-abri non seulement privés de domicile fixe mais d’un accès à l’hygiène qui engage, avant toute chose et de façon dommageable, leur propre salubrité.
Générique
♦ Réalisation : Swann Périssé & Franck Brett pour la mairie de Paris.
♦ Production Exécutive : Spriss Production.
♦ Production déléguée : 16Prod & stratéact.
♦ Budget : 6 500 euros.