Depuis deux décennies, Serge Tisseron, psychiatre et docteur en psychologie, collecte et analyse la signalétique genrée qui flèche les lieux d’aisance et nous oriente vers l’espace assigné aux femmes et/ou aux hommes. Son ouvrage, qui vient de paraître chez Armand Colin, nous mène sur la route des toilettes : Au fond du couloir à gauche. Un musée populaire de la différence des sexes.
Auteur d’une série d’ouvrages traitant en particulier de l’image, Serge Tisseron confesse avoir toujours manié le crayon et « considéré le dessin comme un acte de symbolisation et d’expression de la même importance que le langage parlé ou écrit. » Pour preuve, consacrée à l’histoire de la psychiatrie, la thèse de doctorat en médecine qu’il a soutenue en 1975 fut, de mémoire d’universitaire, la première rédigée, in extenso, en bande dessinée [1] !
Alors que le débat sur l’inclusivité plaide actuellement pour des sanitaires mixtes et dégenrées, sa dernière publication s’intéresse aux pictogrammes des toilettes. Actant symboliquement le système de séparation entre les WC, ces signes « ont reflété et alimenté pendant plus de cinquante ans notre représentation du masculin et du féminin », mais sont sans doute voués à disparaître. Si la mission des traditionnels panneaux « Homme » et « Femme » est avant tout de nous éviter une fâcheuse erreur d’aiguillage, l’ouvrage démontre combien ces images ne sont pas neutres.
Un choix sexué
Selon Serge Tisseron, dans un monde binaire fondé sur la séparation des sexes, ces images ont participé à la construction d’une usine à stéréotypes. Allant jusqu’à comparer le principe de séparation des sexes aux toilettes à la ségrégation raciale, il rappelle au passage que, longtemps, le « sexe faible » n’a disposé d’aucune infrastructure pour se soulager dans la sphère publique, exclu des vespasiennes qui, avec leur pissotières, constituaient les seules commodités mises à disposition des passants. Photos ci-dessus : toilettes publiques de Linxia, Chine – Jardin botanique de Altura, Tilcara, Argentine (WikimediaCommons).
L’auteur explique que, supprimant la barrière linguistique, l’image s’est d’abord développée pour parler un langage universel, rendu nécessaire par le boom du voyage initié dans les années 1960. En quête de WC, le touriste, qui ne lit pas l’arabe, le grec, le cyrillique, l’hébreu, le sanskrit ou le thaï, n’a effectivement aucune chance de trouver où se diriger si un dessin ne vient pas mettre le message à sa portée en le décryptant. C’est ainsi que, sur les plaques émaillées, les mentions « Ladies » et « Gentlemen » (et toutes leurs adaptations locales) ont d’abord été doublées d’une traduction plus instantanée, associant le lettrage à un profil, une silhouette, un attribut vestimentaire plus ou moins caricatural, en particulier quand le rétro confine au désuet, de la capeline au haut de forme, de l’ombrelle à la canne… Photos ci-dessus : toilettes du château de Versailles – Japon – Hôtel Richardshof Gumpoldskirchen, Autriche (WikimediaCommons).
Au-delà des effets de mode (auxquels la typographie n’échappe pas non plus), ces symboles sont sans nul doute les reflets d’une époque, d’un style et, in fine, d’une forme de pensée sociale. Des archétypes patriarcaux auxquels l’on s’identifie plus ou moins, mais dont nous sommes, d’une certaine façon, prisonniers. Car, au-delà de nos propres particularités, le vêtement, soumis aux conventions, a « pour fonction de donner des indications sur le statut de chacun avec autant d’efficacité que des insignes militaires. » Photos ci-dessus : illustrations extraites du livre de Serge Tisseron, avec l’aimable autorisation des éditions Armand Colin.
De l’universalité aux clichés genrés
S’étonnera-t-on d’apprendre que c’est au Japon, pays où l’on ne badine pas avec l’accueil, que ce grand élan clarificateur a commencé en prévision des JO de Tokyo de 1964 ? En parallèle du travail de normalisation des pictogrammes (programme ISO, acronyme d’International Organization for Standardization) entamé par une équipe de designers nippons [2], il s’agit alors de faciliter l’accessibilité des toilettes durant la compétition et accessoirement de mettre en place les fondements d’une future économie touristique.
Pantalon/jupe, moustache/bouche ou simple mention H/F, M/W… La silhouette se simplifie jusqu’à se résumer parfois à une association de deux figures géométriques où, selon le sens de la pointe du triangle fichée sous le cercle qui fait tête, la carrure est large et les hanches s’évasent, apportant ce que Tisseron nomme « la preuve par le bassin ». Photos ci-contre : toilettes de la galerie de Linz et de la station du téléphérique de Zwölferhorn, Autriche (WikimediaCommons).
Sur d’autres signalétiques, une main pressée sur l’entrejambe, le buste penché, signifie l’urgence de la miction (et le ridicule de la situation)… La division de ces plaques faussement jumelles, mais généralement destinées à être apposées en regard, amène l’auteur à imaginer un dialogue qui relève parfois de la séduction entre ces personnages, faisant remarquer que les silhouettes des hommes sont bien campées sur leurs jambes, alors que les femmes en sont encore souvent dépourvues, privées de cet axe stabilisateur…
Passant en revue un panel divertissant de panneaux (sa collection compte plus de deux cents images), le psychanalyste explore tous azimuts la thématique, livre ses analyses sur le pouvoir (et le sens) de ces images, partage une foule d’histoires qui documentent les différentes époques abordées, jusqu’à la question, désormais centrale, des toilettes pour Tous.tes. Photo ci-contre : Lampung Marriott Resort and Spa, Indonésie (WikimediaCommons). Serge Tisseron prédit le fait que les amateurs de pictogrammes genrés n’auront sous peu d’autre possibilité que de « se tourner vers les marchés aux puces et les magasins d’antiquités ». « Handicapés » et « non binaires » se faisant une place grandissante dans la signalétique, il estime que « le mouvement est loin d’être uniforme, mais une chose est certaine : une époque se termine, une page de l’iconographie des lieux d’aisances se tourne, une façon nouvelle de guider vers les toilettes se cherche. »
[1] Contribution à l’utilisation de la bande dessinée comme instrument pédagogique : une tentative graphique sur l’histoire de la psychiatrie, thèse présentée à l’université Claude Bernard (Lyon 1) et soutenue publiquement par Serge Tisseron le 19 décembre 1975 pour obtenir le grade de docteur en médecine.
[2] Sous l’égide de Masaru Katsumi, une équipe de designer (composée au premier chef de Yoshiro Yamashita, assisté de Yusaku Kamekura, Hiromu Hara, Takashi Kono et Sori Yanagi), a créé une série iconique de 59 pictogrammes qui, outre les vingt sports en compétition olympique, comprenait 39 symboles pour les informations d’orientation : téléphone, poste de premiers secours, banque, toilettes…
A lire : Serge Tisseron, Au fond du couloir à gauche. Un musée populaire de la différence des sexes, mars 2025, Hors Collection, Armand Colin.
Photos d’ouverture : ©Armand Colin – @WikimediaCommons (toilettes publiques de Sighisoara, Roumanie).