Meet the designer est le nom-invitation d’une série d’entretiens en live que lance VitrA sur sa chaîne Youtube. Animé par Erdem Akan, son directeur artistique, le premier a donné la parole à Arik Levy, artiste et designer. L’occasion d’évoquer avec la liberté et la verve qui le caractérisent les enjeux de son métier, l’inspiration philosophique à la genèse de la collection Voyage. Un entretien-fleuve dont voici l’essentiel, traduction faite.
La nécessité d’abord. D’emblée, Arik Levy met les choses au clair : il n’est pas « devenu designer par choix, mais par nécessité », voire pour la nécessité. Le design est pour lui « une porte d’entrée dans la vie de tous les jours. » Et d’expliquer que son travail naît de l’observation du monde qui l’entoure. « Je me rends compte que je construis des choses en raison de la nécessité », prenant pour exemple la création d’une combinaison de plongée sous-marine avec une manufacture spécialisée parce qu’il avait… froid en immersion.
Le monde pour sujet. Sport ou habitat, même combat : en tant que designer, Arik Levy considère qu’il a une mission qui l’implique activement, déclarant sans langue de bois qu’il n’est « pas sur terre pour aller seulement de gauche à droite et prendre un verre. » Selon lui, « le matériau le plus excitant, c’est l’intelligence et l’émotion. » Questionné sur son projet préféré, il rappelle que sa « carrière ne se résume pas un à focus sur un objet. Le sujet n’est pas une lampe, un siège, une bague […] mais le process, les gens, le monde qui parle des gens… C’est vous, c’est moi, ce sont ces contacts » qui nourrissent la création. « Ce n’est pas seulement parce que mon dessin est séduisant ou non, mais parce qu’il ajoute des fonctions et apporte des solutions au système, jusqu’aux utilisateurs. »
Apporter des solutions. Ce qu’il aime par-dessus tout, c’est « la résolution de problèmes, l’innovation, regarder vers l’avant […] la pure innovation et la pure créativité, c’est aller avec ton corps et ton esprit, physiquement et métaphysiquement, dans un endroit où tu n’es jamais allé avant. » Le credo de son studio de design est l’aune d’un principe simple : un projet vertueux est « celui qui répond aux questions posées… et aussi aux non-questions posées ». D’où le besoin d’observer, d’éprouver le monde.
Regarder loin. La finalité n’est donc pas de « créer un objet pour créer un objet […], mais de générer des progrès pour la société, les utilisateurs, faire avancer l’entreprise avec laquelle je travaille, la pousser là où elle n’était jamais allée avant, vers quelque chose de nouveau. » Demain se nourrit de l’analyse du présent.
Aller à l’essentiel. Considérant que le développement des projets réclame en général trois ans, le designer doit « vivre dans le futur proche tout en conservant la participation des gens, qui eux sont capables de s’adapter, parce que la seule chose qui ne peut pas changer, ou plutôt qui n’a pas encore changé, contrairement aux transports, à l’habitat, aux vêtements, au langage […], c’est le corps. Depuis des millions d’années, ses besoins sont les mêmes. Aller aux toilettes, se coucher, boire de l’eau, respirer de l’oxygène. »
Former un Tout. Pour Arik Levy, l’une des particularités de VitrA est l’étendue de son périmètre dans l’univers de la salle de bains. « Peu d’entreprises ont ce mix produits », chacun des éléments consciencieusement énumérés (céramique, robinetterie, espace douche, vasques…) formant ce qu’il nomme « un Tout ». Dans ces conditions, « designer non pas un produit, mais une collection […] est très attractif ».
La magie du projet. De fait, « le premier projet est toujours le plus difficile, parce qu’il faut apprendre à se connaître […], et que je dois faire en sorte que chacun croie en ma vision. » Une adhésion qui réclame une certaine confiance sur le court-moyen-long terme, d’autant que la genèse ordinaire d’un projet fait que « vous expliquez à une personne que peut-être il aura le potentiel de potentiellement faire quelque chose d’intéressant », qui a son tour transmet cette conviction à une autre, « chacun investit du temps, de l’énergie, de l’argent… et quand tout le monde porte l’espoir que ça fonctionne, cela devient un genre de magie. »
Corrélations paradigmatiques. Un développement lent qui génère quelques appréhensions : « Quand nous faisons quelque chose de vraiment nouveau […] c’est effrayant, d’une manière positive. Que peut-on en faire, peut-on le construire, le vendre, le présenter, est-ce approprié… ? » D’où la question de la réception par le public, et de sa possible (et redoutée) apathie, « sujet intéressant à observer en design, en sémiologie, en philosophie des évolutions, les consommateurs ont plus de courage en imagination que dans leurs actes, ce qui est absolument normal et compréhensible. Forme et fonction sont des paradigmes importants du design mais il faut trouver où est la « fissure » entre nouveauté, liberté, application et réalité. »
Hors du monde. Au lieu de proposer des produits isolés qui seraient « seulement » une douche, un robinet… l’idée, « la philosophie de Voyage, c’est vraiment une évasion, un voyage. » Cette image est basée sur sa propre expérience : « chaque jour quand je referme la porte sur moi en entrant dans la salle de bains, je pénètre un nouvel univers, qui n’est pas ma maison et d’où je peux voyager partout. » Cette inspiration lui vient d’un séjour au Japon dans les années 1990, à l’occasion d’une collaboration qui lui a permis de découvrir un autre rituel de la toilette, au sein des Onsen (les bains traditionnels nippons) : « chaque jour était une méditation, prendre un bain n’est pas comme en Occident où l’on prend sa douche vite fait en 5-10 minutes avant de filer […] Au Japon, ce moment dure 40 minutes, une heure […] vous y allez pour extraire, purifier votre corps et votre pensée de votre journée, vous préparer à dormir ou à sortir le soir. C’est un vrai voyage, le vrai sens de ce que nous avons fait avec Voyage. »
Un nouvel alphabet. Et de se rappeler la présentation des premiers prototypes de la collection en établissant un parallèle avec d’autres pans de la création… « Les éléments forment un ensemble […] comme les notes en musique ou les ingrédients d’un plat en cuisine […], ils permettent de composer notre intérieur, de créer de la musique pour les yeux, pour la fonction, pour les mains, pour le corps… »
WC, ces mal-aimés. « Au Japon, aller aux toilettes ne signifie pas se rendre dans un lieu sale, qui a besoin d’être désinfecté, qui est si moche et sent mauvais (les traces des humains sont pires que celles d’un cheval en termes d’odorat). Cela va dans le sens d’une purification, un endroit pour évacuer ce dont vous n’avez plus besoin, ce qui n’est pas perçu pas comme une chose négative. » Se remémorant le début du travail sur le sujet avec VitrA, Arik fait le constat que les toilettes ont une très mauvaise image et sont toujours, comme chacun peut le constater, « un lieu avec de la poussière dans un coin, où personne ne sait où mettre le rouleau de papier, où tout le monde a des magazines et des livres, ce que personne ne veut admettre, et où de nombreuses personnes ont fait tomber leur téléphone parce qu’il n’y a aucun endroit où le poser… »
Au commencement, les toilettes. Mais pourquoi donc faire des WC, si mal-aimés, l’un des points de départ de la collection Voyage ? « J’ai saisi ce paradoxe. Il ne s’agit pas de rendre les toilettes plus importantes que la vasque, mais c’est une partie intégrante du processus de purification, de psychothérapie, d’auto-traitement, d’auto-analyse… Là où tu sais ce que ton corps est, de quelle manière tu te sens. Lorsque vous êtes assis sur vos toilettes, cela devrait être un endroit où vous ne vous sentez pas à 3 kilomètres de vos affaires. » En tendant le bras, « vous pouvez attraper votre bouquin préféré, ou quoi que ce soit que vous voulez regarder, poser votre téléphone quelque part […] C’est hyperfonctionnel et visuellement complètement nouveau. Géométriquement, ce n’est plus seulement des sortes de formes plaquées au mur, mais un mur de différents Lego. » Plaisantant sur le fait qu’en entrant dans des toilettes de collectivités, à l’instar de celles d’un restaurant, chacun « scanne les lieux […] comme dans un avion […] Apporter une pensée positive, un rire, un sourire, dans un lieu que l’on considère normalement comme pas drôle, pas sympa, pas propre, c’est déjà une innovation psychologique, pour le design, pour l’objet et pour le lieu. »
Un deal avec le mur. Avec Voyage, la notion de rangement, en tant que lieu de stockage et fonction, a été l’occasion de « faire un deal avec le mur », faisant le parallèle avec un genre de « tableau » qui offrirait premièrement « la possibilité aux architectes d’intérieurs et aux propriétaires de créer des combinaisons selon leurs désirs. J’ai dit à l’équipe technique que je ne voulais pas de la modularité, mais de la flexibilité. Pas seulement pouvoir placer l’unité ici ou là (plus haut ou plus bas) ou de la gauche vers la droite… La flexibilité est ouverte à chacun dans le monde, ce qui est unique. »
Les espaces profonds sont inutiles… « C’est ce qui tue le plus d’espace dans la salle de bains, parce que quelqu’un, un jour, quelque part […] a créé des standards : ça doit être dans ce sens, de cette hauteur, de cette largeur… Parce que le robinet arrive ici, parce que les évacuations sont là… Vous êtes dans une disposition psychologique qui empêche la flexibilité. » Les profondeurs des unités composant Voyage sont de douze à quatorze centimètres « parce que quand une armoire de toilette est large et profonde, tous les six mois ou tous les deux ans, tu vas dans le fond, tu ouvres tout, les crèmes ne sont plus utilisables […], les médicaments sont périmés[…] Nous voulons créer de la visibilité au travers de la fonction […] Lorsque la société dépense moins d’argent, de temps, de matière pour construire une armoire moins profonde qui remplit la même fonction, c’est plus intelligent. »
Flexibilité et mentalité. « Je veux penser avec mon cœur et sentir avec le cerveau […] Si nous réussissons à faire cela, le monde entier est différent. Les éléments, le discours, les mots sont différents […] dans les catalogues, la communication pour la force commerciale, les showrooms… J’ai passé beaucoup de temps dans les showrooms et sur les salons à écouter comment les gens parlent de ce qu’ils vendent. La flexibilité et la mentalité des produits découlent directement de la flexibilité et de la mentalité de l’entreprise et du design. »
Sensibilisation de l’opinion. « Le corps humain n’a pas changé et ne va pas changer non plus à cause du corona […] mais ce qui est en train de changer, c’est la sensibilisation à notre corps, parce que tu es ce que tu manges […], c’est la pratique du corps, comme la pratique de n’importe quel sport. La sensibilisation, c’est ce dont nous parlons avec le bien-être », prenant l’exemple du développement du yoga, qui paraissait une pratique un peu incongrue il n’y a pas si longtemps.
Prise de conscience. « La prise de conscience, l’ouverture d’esprit, notre manière de réagir à la situation […] nous fait évoluer : lorsque tu te laves les dents, tu fermes le robinet et tu ne gaspilles pas l’eau. C’est ce qui est en train de changer et fait que maintenant tu veux dessiner les robinets différemment. » Et de confier comment, réclamant, un rien hilare, la paternité du brevet et un copyright à son auditoire, cela lui inspire un robinet doté d’un compteur d’eau sur lequel défilerait la consommation en direct, manière tangible de « comprendre ce qu’on est en train de faire », parce que contrairement aux professionnels de la salle de bains, le quidam n’a « aucune idée » du nombre de litres d’eau qui s’écoulent lorsqu’il est sous la douche : « C’est en rendant ces données visibles que nous ferons progresser les choses. »
Le concret avant tout. « Ce qui va changer, c’est la configuration de l’habitat, le volume que nous donnons aux espaces », mettant en exergue le fait qu’en Italie « les salles de bains sont plus grandes que les chambres » alors qu’en France elles sont « microscopiques ». Demandant à son interlocuteur de se projeter « deux cents ans plus tôt », Arik Levy évoque un temps où « les problèmes majeurs étaient manger ou pas, dormir, respirer ou pas, être vivant ou pas » estimant sans appel que, maintenant, « nous sommes ridicules et devons porter davantage d’attention aux éléments concrets, pour améliorer la vie. »
A l’échelle du monde. Un réalisme qu’il appelle de ses vœux et compare à l’une de ses collaborations dans le registre de la parfumerie, lorsqu’il prit le parti d’expliquer à son client pourquoi il n’avait pas suivi le brief et proposait un flacon dont la contenance était plus économe, ces « six millilitres faisant une grande différence pour le monde » au regard des 20 millions de packaging produits, lesquels impactent de façon exponentielle le nombre d’« arbres, de détergents, de camions, de plateformes de livraison, de hangars de stockage… : action locale, impact global. » Avec Voyage et ses modules plus fins et plus efficients que la normale, « vous pouvez ré-utiliser et re-composer sans fin votre salle de bains grâce à notre boîte à outil […] et ajouter de nouveaux éléments », ce qui, mobilité aidant, intéresse ceux qui déménagent.
Utile ou futile. Mettant à l’arrêt « le plus gros centre de production au monde », le coronavirus aura, selon Arik Levy, permis de comprendre que la plupart de ces choses que l’on ne pouvait plus obtenir sont « inutiles dans notre existence ». Arguant que rien de ce qui vient de la Chine ne lui a manqué, il estime que la crise sanitaire est le bon moment de prendre du recul et se poser les bonnes questions : « Avons-nous vraiment besoin de tout ça, prenons-nous en compte les besoins (et les ressources) du monde de la bonne façon ? »
Faire primer l’essentiel. Ce qui amène à se demander ce qui est vraiment essentiel dans la salle de bains : « l’eau qui sort du tuyau (si tu as un beau robinet sans eau, ça ne t’aide pas) ; un réceptacle pour contenir l’eau (et éviter qu’elle ne se répande sur le sol en générant des problèmes avec les voisins) ; un endroit hygiénique pour évacuer ce qui doit l’être ; retrouver automatiquement ta salle de bains la nuit quand tu te réveilles ; si tu es un flippé de l’hygiène et que tu ne veux rien toucher et que ça se déclenche tout seul, ce sur quoi nous avons travaillé précédemment… Rien ne devrait devenir une obsession, mais tout devrait être considéré. »
L’intérêt commun. A propos du fait de « follower » le travail de quelqu’un, d’une entreprise, il précise qu’il ne s’agit pas seulement d’une convention pour les réseaux sociaux, mais que cela suppose d’« être intéressé et de partager cet intérêt. La beauté de ce que nous faisons, nous designers, artistes…, c’est que nous sommes des communicants visuels, nous racontons une vision, nous sommes une part de ce monde fou en devenir dont nous espérons qu’il soit meilleur. Nous sommes responsables. Parce que la gifle arrive très vite. Quelque chose qui n’est pas bon, ne se vend pas. Et s’il ne se vend pas, vous le retirez de la production, et c’est une triste histoire pour l’investissement alors que quand tu l’as fait tu le pensais bon et tu y croyais, et ça marche… ou pas. Le public est important, il a son mot à dire, même s’il ne sait pas nécessairement ce dont il a besoin. »
Repères
♦ Cette rencontre digitale, est à retrouver sur VitrA Türkiye YouTube channel (échange en anglais).
♦ Conçue pour apporter un éclairage sur le design international en fonctionnant comme une « plateforme d’échanges d’idées », le cycle « Meet the designer » proposera ensuite des « épisodes » avec Terri Pecora et Claudio Bellini, autres figures réputées du design ayant récemment collaboré avec la marque. A suivre !