Fruit d’une enquête de terrain menée durant plus de quatre années, l’ouvrage Les « petits coins » à l’école s’intéresse aux expériences qu’y vivent les élèves, de la maternelle au lycée. Un éclairage unique sur ce « lieu d’apprentissages informels » où se fonde le rapport à soi, aux autres et de genre…, en marge de la transmission des savoirs dans la classe.
« Les toilettes, en fait, c’est sérieux ! ». Introduit par ce cri du cœur (et de la raison), l’ouvrage ne se prive pas, citant Bourdieu, de rappeler qu’« il y a des profits scientifiques à étudier scientifiquement des objets indignes » [1]. Une manière élégante de répondre à l’enseignante qui, en apprenant ce qui avait motivé la venue des chercheurs dans son établissement, s’était exclamée, sans filtre : « C’est une blague ! ». L’anecdote peut faire sourire, elle n’est demeure pas moins symptomatique d’un malaise, profond. Car si la crise sanitaire a brutalement mis en lumière la problématique des sanitaires en milieu scolaire – la vétusté et l’insalubrité d’infrastructures sous-dimensionnées entraînant de dangereuses rétentions urinaires et fécales de la part des élèves –, le bien-être aux toilettes demeure un défi majeur à relever.
Des pistes pour adapter les toilettes à leurs vrais usages
De nature à nourrir la réflexion, le livre entend justement contribuer, par les réponses qu’il apporte tout autant que les questions qu’il soulève, à l’édification d’une politique des toilettes en phase avec ces enjeux de santé publique (et de réussite scolaire).
Les quelques trois cents pages (une somme !) rédigées par Aymeric Brody, Gladys Chicharro, Lucette Colin et Pascale Garnier sont le fruit d’un travail pluridisciplinaire, qui multiplie les angles de vue pour mieux décloisonner le propos, instructif : sociologie, anthropologie, sciences de l’éducation, psychologie clinique… Leur objectif : donner à comprendre comment le corps des enfants et leurs besoins sont pris (ou pas) en considération à l’école afin de pouvoir adapter les toilettes à leurs vrais usages.
Plutôt que de traiter des aspects hygiénistes ou normatifs, les chercheurs se sont donc attachés au vécu des enfants, à tous les niveaux de scolarisation, recueillant avec méthode, bienveillance et respect leur parole. Ils les ont également invités à devenir « les architectes de leurs toilettes de rêve » en les dessinant… pour que celui-ci devienne réalité. Et les auteurs de rappeler que « les critiques des infrastructures auxquelles s’attachent les élèves, leurs revendications en matière de manques, de dysfonctionnements s’étayant sur un savoir d’expériences d’usagers, expliquent crûment pourquoi ils en sont arrivés là » : se retenir de boire, de faire pipi et caca… Des « techniques qui [leur] seront présentées comme des compétences acquises grâce à l’école !».
L’étude qualitative réalisée montre que l’expérience et les épreuves auxquelles sont confrontés les élèves dans le contexte scolaire diffèrent clairement selon leur âge et leur sexe. De même que l’équipement et l’agencement des installations qui sont mises à leur disposition, ce qui n’est pas sans influer sur l’usage et les comportements.
Dès la maternelle, une distinction de genre
Ainsi, à leur entrée en petite section – conditionnée à la maîtrise de la propreté et donc de leur corps –, les enfants découvrent (pour beaucoup) la collectivité, qui se présente à eux dans son acception la plus pure en ce qui concerne les commodités. Un nouveau contexte culturel qu’il leur faut apprendre à déchiffrer et à comprendre ! Les toilettes, entièrement décloisonnées, sont en effet (encore) mixtes en maternelle. Pourtant, dans cet espace ouvert où naissent les premiers jeux d’eau, une distinction de genre s’opère déjà, qui se matérialise dans le type de cuvette qui leur est assignée. Dès trois ans, les garçons découvrent ainsi l’urinoir et avec lui « l’injonction du fait pipi debout » qui, selon Lucette Colin « implique une gestion scolaire des sexes contribuant à perpétuer cette technique du corps et à la naturaliser comme un trait de l’identité masculine. » Et la psychologue clinicienne de se demander quel serait l’avenir de ce « cadre matériel porteur d’objectivation et d’exclusion », si uriner assis devenait un jour la norme pour tous ou si les urinettes et autres pisse-debout pour filles se démocratisaient jusque dans l’enceinte des écoles ?
Les toilettes, seul espace non mixte au sein des établissements scolaires
A mesure que les élèves grandissent, que leur corps et leur interaction avec le monde changent, les toilettes muent aussi. Au cours élémentaire, les WC s’individualisent, dotés de portes qui se ferment, modifiant le rapport à l’intime et la sociabilité qui s’y développe, privatisé au regard des autres et des adultes : l’enfant, censé être devenu autonome, ne requiert plus d’aide. C’est à ce moment crucial que, tandis que l’éducation se délivre en commun dans les mêmes classes, sans distinction de sexe, les toilettes deviennent le seul espace non mixte au sein des établissements scolaires. Assignant le lieu à un genre, les toilettes contribuent alors à construire des représentations stéréotypées qui cantonnent filles et garçons à des visions très différenciées, comme celle du propre et du sale : « un entre-soi genré qui définit, voire revendique sa singularité dans un rapport à l’autre ». Lieu de cristallisation des tensions au collège, les toilettes redeviennent un espace pacifié au lycée. Du point de vue des élèves du moins, car il est aussi un lieu de transgression et le théâtre de tensions avec l’adulte pour le contrôle stratégique de ces commodités…
[1] Bourdieu, P, 1980. Questions de sociologie, Paris, Les Éditions de Minuit.
Les « petits coins » à l’école. Genre, intimité et sociabilité dans les toilettes scolaires, ouvrage d’Aymeric Brody, Gladys Chicharro, Lucette Colin et Pascale Garnier, collection Enfances, parentalité et institutions, Editions Erès, 300 pages, 26 janvier 2023. Publié avec le soutien du laboratoire Experice (Expérience, ressources culturelles, éducation), de l’université Paris 8 et de l’université Sorbonne Paris Nord.
Photo d’ouverture : Editions Eres – Wikimedia Commons (Les tout-petits assis sur les toilettes, 23 janvier 1946, collection de photos Anefo, Archives Nationales néerlandaises).